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Différence entre philosophie analytique et philosophie continentale

Emmanuel Leclercq, Octobre 2013.

 

Différence entre philosophie analytique et philosophie continentale.

 

Pour comprendre la philosophie contemporaine, il est important d’examiner la divergence entre philosophie analytique et philosophie continentale.

D’où viennent ces deux expressions ?

La philosophie analytique caractérise la méthode d’analyse conceptuelle originellement fondamentale dans la philosophie dite « analytique ». Des années 1920 aux années 1960, l’idée prévalait chez certains philosophes britanniques et américains, que la philosophie consiste à pratiquer l’analyse logique des propositions. La philosophie du langage était la méthode principale de la philosophie analytique. L’appellation « continentale » vient de la philosophie analytique pour désigner ceux qui, pour les Anglais et les Américains, sur le continent européen (France et Allemagne), recourent à une autre méthode qu’analytique.

Deux remarques s’imposent :

–         Cette distinction ne recouvre pas la différence entre philosophie anglaise et américaine d’une part, et philosophie française, allemande du nord et d’Europe centrale d’autre part. on trouve donc les deux types de philosophie à des degrés divers d’implantation. En France depuis une cinquantaine d’année, si la philosophie analytique est « marginale », elle  n’en ait pas moins présente. Les travaux de Vuillemin, Gilles Granger, Jacques Bouveresse, par exemple, ne l’ignorent nullement et recourent à l’instrumentation logique.

–         Historiquement, la philosophie analytique a deux sources : l’une anglaise (Russel, Moore). L’autre se trouve en Europe centrale (Carnap, le Cercle de Vienne, l’école polonaise de philosophie à Lvov et Varsovie. Elle s’est développée aux Etats-Unis, en Australie, Nouvelle Zélande.

Rapidement, classons les philosophes pour comprendre qui sont-ils :

 

Philosophes analytiques Philosophes continentaux
Frege (allemand)

Saunders Peirce (américain)

James (américain)

Husserl (allemand)

Russel (britannique)

Wittgenstein (autrichien puis britannique)

Carnap (allemand)

Quine (américain)

Goodman (américain)

Strawson (britannique)

Davidson (américain)

Dummett (britannique)

Lewis (américain)

Kripke (américain)

Bergson (français)

James (américain)

Husserl (allemand)

Heidegger (allemand)

Sartres (français)

Merleau-Ponty (français)

Wiitgenstein (autrichien puis britannique)

Bachelard (français)

Deleuze (français)

Arendt (allemande puis américaine)

Lévinas (lituanien puis français)

Derrida (français)

Foucault (français)

 

Héritiers de :

 

Descartes

Locke

Berkeley

Hume

Reid

Kant

Bolzano

Mill

Héritiers de:

 

Descartes

Kant

Fichte

Schelling

Hegel

Kierkegaard

Marx

Nietzsche

 

Nous nous apercevons que 3 philosophes sont dans les deux listes (James, Husserl, Wittgenstein. Pour les deux derniers, on a pu distinguer des périodes de leurs travaux (un premier Husserl ou un premier Wittgenstein « analytique », un second Husserl ou un second Wittgenstein dont les intentions philosophiques, seraient plus « continentales ».

Les philosophes des deux listes sont aussi héritier de deux traditions philosophique constituées au XIX siècle.  Dans ces deux listes, nous trouvons des doublons : Descartes et Kant.  Ainsi l’héritage de Kant est à la fois, du côté continental « l’idéalisme allemand » (Fichte, Schelling, Hegel) et la discussion critique de cet idéalisme (Adorno par exemple), et du côté analytique, la « théorie de la connaissance » des néo kantiens (Cassirer), voire au XX siècle, la « métaphysique descriptive » de Peter Strawson ou la philosophie de la connaissance de John McDowell.

Cependant, la distinction entre les deux types de philosophie n’est-elle pas plus apparente que réelle ? Comment trancher entre le maintien de cette distinction entre philosophie analytique et philosophie continentale, distinction parfois présentée comme un abîme. Examinons donc de plus près, cette distinction. La philosophie continentale et la philosophie analytique sont non seulement différents mais opposée sur cinq point cruciaux :

 

Philosophes analytiques Philosophes continentaux
Primat de l’argumentation Primat des « visions »
Caractères direct des problématiques Caractère oblique et historique des problématiques
Clarté, précision, minutie Profondeur, largeur de vue et globalité
Littéralité des formulations Recours à la métaphore, effort stylistique
Visée aléthique de la philosophie Visée interprétative de la philosophie

 

Expliquons ce tableau :

 

1)    Argumentation et vision :

 

Chez les philosophes analytiques, les thèses philosophiques peuvent la plupart du temps être énoncées en quelques phrases, voir en une seule. Par exemple, pour comprendre, lisons les premières lignes du livre de David Lewis :

 

« Ce livre prend la défense du réalisme modal. Selon le réalisme modal, le monde dont nous faisons partie n’est qu’un monde parmi une pluralité de mondes, et nous ne sommes, nous qui l’habitons, qu’un petit nombre de ceux qui habitent tous les mondes »[1].

 

Le livre entreprend ensuite de justifier la thèse énoncé. Les arguments sont à la fois positifs, en faveur de la thèse : défensifs, ils montrent que les arguments contre elles n’ont pas la force qu’on leur attribue ; négatifs, ils montrent la faiblesse des thèses adverses (ici le rejet du réalisme modal).

En revanche,  il serait malaisé de dire quelle est exactement la thèse défendue par Michel Foucault dans les mots et les choses : ce dernier commence par une description de Velasquez, les Menines. Foucault insiste sur l’arrangement complexe de la structure du tableau, de ses lignes de plan particulièrement, er de ce que cela cache selon lui : la pensée profonde et non immédiatement apparente de Velasquez, qu’il en soit conscient ou non. Une thèse apparaît : chaque période de l’histoire se caractérise par des conditions de vérité encadrant ce qui est possible et acceptable, comme dans un discours scientifique (ce que Foucault appellera un Epistémè). Ainsi selon Foucault, jusqu’à la fin du XVI siècle, l’étude du monde repose sur la ressemblance et l’interprétation. Un renversement se produit au milieu du XVII siècle, avec une nouvelle epistémè, reposant sur la représentation et l’ordre, où le langage occupe une place privilégiée. Il s’agit désormais de trouver un ordre et de répartir les objets selon les classifications formelles. Mais cet ordre va lui-même être balayé ai début du XIX siècle par une autre epistémè, placée sous le signe de l’histoire. On voit apparaître, pour la première fois, la figure de l’homme dans le champ du savoir, avec les sciences humaines. La notion même d’homme est ainsi un produit d’une certaine époque : l’homme est une invention.

Cependant, cette thèse de Foucault, n’est jamais énoncée et encore moins au départ ! Elle « se dégage » au fur et à mesure de la lecture du livre, qui la suggère sans jamais la fixer. Elle n’est pas détachable du détail du texte, de toutes les remarques historiques de Foucault dans le livre et de l’interprétation qu’il en propose. On pourrait difficilement indiquer quels sont exactement les arguments de Foucault. Il donne le sens du développement historique dont il fait le récit, en laissant penser, plus qu’il ne l’exprime clairement, comment on doit le comprendre. Enoncée directement, cette thèse semblerait étonnante ! L’homme n’apparaitrait qu’au XVIIè siècle ! Dit ainsi, personne ne peut y croire ! Elle a cependant un sens second, non littéral, et alors l’épaisseur d’une découverte philosophique profonde : elle consiste dans une certaine interprétation donnée à un ensemble d’évènement et d’idées historiques, de moments de l’histoire culturelle qui eux-même doivent être reconstitués. Il est possible de  contester certaine interprétations de Foucault. Cela n’aurait que peu ou pas d’effet sur la vision car celle-ci est censée permettre d’interpréter tout le monde moderne.

Résumons en montrant la différence entre la philosophie analytique et la philosophie continentale :

 

Philosophie analytique : on part d’une thèse simple. Dans l’argumentation en sa faveur, chaque élément est lui-même simple. On insiste sur la rigueur des inférences  (elles doivent être clairement déterminées), menant à la conclusion qui est la thèse défendue. Ces inférences permettent  de critiquer les thèses adverses ou les objections à la thèse défendue. La finalité est de rendre plausible la thèse sur un fondement logique. L’auditeur ou le lecteur est invité à vérifier, à chaque étape, la valeur des arguments en faveur de la thèse. Cette dernière peut finalement paraître ou être triviale. Seule importe sa justification. La valeur d’une thèse réside moins dans son caractère inattendu, original ou bouleversant, que dans sa solidité au terme d’un argument.

 

Philosophie Continentale : On introduit une thèse complexe qui n’est que rarement énonçable sous une forme condensée sans caricature. La compréhension de la thèse suppose qu’on fasse le parcours herméneutique de l’auteur, qu’on entre dans ses interprétations, destinées à modifier l’image de la réalité souvent historique. La finalité est d’offrir une vision globale de la réalité et de l’histoire, non pas de proposer sur une thèse claire et limitée les arguments à examiner. La thèse défendue renverse généralement les idées reçues et elle est censée provoquer un bouleversement dans la pensée.

 

2)    Philosophe directe et philosophie oblique

 

Dans le passage déjà cité, David Lewis,  présente directement sa thèse. Il la justifie tout aussi directement par une série d’argument. Direct s’oppose ici à oblique. Par oblique, il faut entendre qu’un problème métaphysique est abordé à travers un moment historique, l’une de ses figures philosophiques, voire une œuvre littéraire ou picturale, comme chez Foucault. Cette distinction entre direct et oblique est caractéristique de la différence entre philosophie analytique et philosophie continentale :

Pour un philosophe continental, la philosophie analytique verse dans l’illusion de pouvoir abstraire les problématiques de leur formation dans l’histoire. C’est que toute la philosophie continentale est marquée par la pensée de Hegel. En effet, pour ce dernier, un concept se développe à travers les phases qui prennent des figures historiques. Toute la réalité est un processus, déploiement de « l’esprit absolue » dans les religions, l’art, la philosophie et l’histoire. Elle n’est pas alors une réalité extérieure aux idées, mais elle en est constitutive. Comprendre le devenir de l’esprit qui est la Réalité, c’est le saisir conceptuellement de l’intérieur. Pour cela, il s’agit d’interpréter les produits de l’histoire que sont les œuvres scientifiques, philosophiques, artistiques. D’où le caractère systématiquement oblique (interprétation) et historiques de la philosophie. Il est alors en effet tentant de dire qu’Hegel est le grand père de la philosophie continentale : cette conception historiciste de la philosophie se retrouve chez la plupart des philosophes continentaux : Heidegger, Bachelard, Derrida, Foucault ou encore Husserl. Un philosophe continental est tenté de penser que les conceptions des philosophes analytiques appartiennent elles-mêmes à l’histoire et doivent être comprises en termes d’un développement, puisque rien n’y échappe. Ils jugent négativement la prétention à l’intemporalité généralisée dans la philosophie analytique.

Le philosophe analytique semble convaincu de l’existence de problèmes indépendants de toute historicité : existe-t-il une réalité indépendante de nous ? La causalité est-elle dans les choses ou dans notre esprit ? Les théories scientifiques sont-elles des descriptions de la réalité ou seulement des instruments de prédiction ? Beaucoup de questions peuvent surgir. Ce qui est intéressant de souligner, c’est que l’histoire de la philosophie est utilisée comme « réservoir d’argument » pour des thèses qui transcendent la période où elles sont exposées. En revanche, le philosophe continental va avoir tendance à commenter des textes du passé, afin de saisir comment un problème philosophique a été posé, en quoi nous avons hérité ou non de cette problématique historiquement marquée, comment nous pouvons (ou devons) nous situer à l’égard de cette histoire. Il ne va pas discuter les arguments de l’auteur passé, pour savoir s’il a tort ou raison, mais essayer de comprendre pourquoi, à un certain moment, il a dit ce qu’il dit.

 

3)    Clarté et profondeur

 

Argumentative, la philosophie analytique se veut claire précise et minutieuse. Un argument est une suite de propositions (prémisses) s’enchaînant logiquement pour aboutir à une conclusion. Une question intéressante peut se poser d’emblée : pourquoi la philosophie devrait-elle être une argumentation claire, précise et minutieuse ? Sa valeur ne tient-elle pas plutôt à sa profondeur ?

Si les prémisses manquent de clarté, le contrôle de l’argument devient difficile ou impossible. L’argumentation permet de diminuer un caractère potentiellement « sophistique » de la philosophie. Un certain usage du langage peut en effet donner l’impression que l’on raison, alors que l’on joue simplement sur les mots, en utilisant une théorie philosophique. Sous le discours, une fausseté peut se cacher. En général, il se concentrera sur l’éthique et la politique, sujets sur lequel finalement, nous sommes le plus prompt à nous laisser persuader par des faux-semblants. Aux dires de Platon, les sophistes de l’Antiquité défendaient les conceptions relativistes en morale et établissaient pour cela des raisonnements, qui s’avéraient parfois discutables. En revanches, les sophistes contemporains vont souvent jusqu’à prétendre que la philosophie ne doit pas être argumentatives. Pour eux, elle doit donner à penser un discours plus suggestif que rigoureux et précis, voir simplement verbalement.

La précision des thèses soutenues et de l’enchainement des affirmations assure aussi la possibilité de contrôler l’argument. Souvent en philosophie, il est difficile de déterminer si ce qui est soutenu est vrai ou faux, tout simplement parce que les affirmations ne sont pas suffisamment précises pour que l’on puisse s’assurer de ce qui est dit.

La décomposition des éléments de la réflexion philosophique à des fins de clarté et de précision. C’est ce que l’on appelle la minutie. Elle est efficace quand on cherche avant tout à déterminer la valeur d’un argument ou d’une définition. En effet l’avantage de la minutie est net : en décomposant la définition en éléments, on obtient des conditions nécessaire et qui ensemble, sont supposées être suffisantes. On parvient alors ou non à trouver des contre-exemples.

Cependant il est intéressant de se demander si la clarté, la précision, et la minutie, n’entraînent-elles pas une étroitesse des problématiques, caractéristiques de la philosophie analytique ? Le philosophe continental offre plus volontiers des perspectives globales, des visions de l’existence et du monde. En effet, il ne cherche pas à garantir chacune de ses affirmations par la clarté, la précision et la minutie dans l’argumentation. Car le risque serait finalement de satisfaire « l’attente philosophique » au sujet du bien –vivre, de la réalité…. Le philosophe continental parle des choses importantes : la vie, la mort, l’amour, le bien, le mal…. De plus, le philosophe continental contestera aussi la conception que le philosophe analytique se fait de la clarté, de la précision et de la minutie. N’est-ce finalement pas là une fausse clarté, celle de l’analyse logique et non la vraie clarté, celle du concept philosophique ? C’est la clarté formelle et  non la clarté authentique qui accompagne la réalité dans son « automouvement » (Hegel). C’est aussi une fausse précision de ne rien dire qui ne soit immédiatement vérifiable, comme le veut la philosophie analytique, car certain sujets ne s’y prêtent pas. C’était la pensée aristotélicienne :

« Un homme éduqué a pour principe de réclamer, en chaque genre d’affaires, le degrés de rigueur qu’autorise la nature de l’affaire. On donne, en effet, à peu près la même impression lorsque l’on accepte un mathématicien qui débite des vraisemblances et lorsque l’on exige d’un rhéteur des démonstrations »[2].

Dès lors, il ne faut pas exiger du philosophe, le genre de rigueur propre au logicien ou au mathématicien. A chacun sa rigueur, et il en existe une qui est proprement philosophique. L’exemple de la définition de la connaissance ne montre-t-il pas que la minutie analytique ne mène parfois nulle part ? Selon Deleuze et Guattari :

« Un concept comme celui de la connaissance n’a de sens que par un rapport à une image de la pensée à laquelle il renvoie, et à un personnage conceptuel dont il a besoin ; une autre image, un autre personnage réclame  d’autres concepts »[3].

Dans cette perspective l’idée d’une définition de la connaissance en termes de trois conditions, chacune nécessaire et ensemble suffisante, semble vraiment être de l’ordre d’une étonnante minutie. Un autre passage de Deleuze et Guattari peut appuyer cette thèse :

« C’est une véritable haine qui anime la logique, dans sa rivalité ou sa volonté de supplanter la philosophie. Elle tue le concept deux fois. Pourtant le concept renaît, parce qu’il n’est pas une fonction spécifique, et parce qu’il n’est pas une proposition logique : il n’appartient à aucun système discursif, il n’a pas de référence. Le concept se montre, et ne fait que se montrer. Les concepts sont des monstres qui renaissent de leurs débris »[4].

A lire Deleuze, on sent bien que la minutie argumentative est du côté de la logique, et non pas de la philosophie authentique.

Par ailleurs, il est difficile de déterminer, quand il s’applique à la philosophie, ce que désigne le terme de « profondeur ». La métaphore spatiale suggère que ce qui est profond est tous en bas et fonde tout le reste. Dun autre côté, le profond semble pouvoir aussi, grâce à son enracinement, s’élever très haut, éviter la platitude. La notion de profondeur, appliquée à la philosophie, suggère encore l’idée qu’elle aurait en propre une forme de pensée inouie. Or une certaine forme de clarté, celle qui consiste à énumérer les éléments, à décomposer ou, justement à analyser, semble superficielle. Elle ne va pas au fond des choses. Parfois cette idée est reliée à la conception selon laquelle la philosophie serait à la recherche du « sens ». le philosophe ne s’arrête pas au simple constat superficiel. Il ne pose pas la question des raisons et des causes, ce que fait l’homme de science. Il s’intéresse au sens, à ce que les évènements veulent dire. Pour Nietzsche par exemple,

« Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations »[5].

C’est ce que la philosophe saurait et l’interprétation profonde serait alors sa spécialité (ce qui supposerait en fait d’aller au-delà des manières rebattues de penser et des contraintes formelles, pour s’interroger en profondeur sur les choses.

4)    Modèle littéraire et modèle scientifique.

L’opposition entre philosophie continentale et philosophie analytique est alors celle de deux modèles : un modèle littéraire et un modèle scientifique en philosophie auxquels correspondent deux modèles sociaux de l’activité philosophique.

 

Modèle littéraire en philosophie Modèle scientifique en philosophie
Le philosophe est un écrivain, il fait une œuvre. Le philosophe est un spécialiste de certains problèmes
Modèle social :

Le philosophe prend position dans la vie sociale : il défend certaines thèses faces à la société.

Modèle universitaire :

Le philosophe reste entre ses pairs, dont il attend la discussion de ses travaux et la reconnaissance académique.  Ses travaux ne sont pas destinés à un public large.

 

 

A l’issu de ce tableau il semble intéressant de se demander ce qu’il reste commun aux deux conceptions de la philosophie. Ne s’agit-il pas simplement aujourd’hui d’une homonymie ?

 

Du littéral et de la métaphore en philosophie.

 

En philosophie analytique, on s’attache particulièrement à des formulations littérales. Le sens des termes est soit ordinaire, soit indiqué dès le départ. Cela signifie que les termes sont définis préalablement, puis que leur utilisation, dès lors contrôlable, est régie par définition préalablement donnée. Il serait cependant impossible de définir systématiquement tous les termes utilisés dans la mesure, où, pour en définir un, on en utilise d’autre.

En revanche, le philosophe continental aura tendance à donner aux principaux termes utilisés, une signification philosophique. Cependant, il recourt rarement à la définition en bonne et due forme. Sa préférence va plutôt à l’imprégnation du lecteur. Petit à petit celui-ci appréhende ce que veulent dire les termes principaux. Cette méthode par imprégnation apparaît par exemple chez Derrida. A une question sur ce que veut dire son concept d’ « itérabilité », Derrida répond :

«  Comme celui de la « différance » et quelques autres,  le concept d’itérabilité « est un concept sans concept ou autre sorte de concept, hétérogène au concept philosophique de concept, un « concept » qui marque à la fois la possibilité et la limite de toute idéalisation et donc de toute conceptualisation »[6].

Pour donner une idée plus explicite de la différence entre littéral et métaphorique en philosophie, lisons le célèbre passage de li »Introduction à la métaphysique » de Bergson :

«  Il y a une réalité au moins que nous saisissons tout du dedans, par intuition et non par simple analyse. C’est notre propre personne dans on écoulement à travers le temps. C’est notre moi qui dure. Nous pouvons ne pas sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons surement avec  nous-mêmes »[7].

« Sympathiser » n’a pas ici le sens littéral, comme dans l’expression « sympathiser avec un voisin ». Selon Bergson « sympathiser » c’est entrer en coïncidence intérieure avec un mouvement, une chose soi-même. Ce qui ne donne rien moins que la chose telle qu’elle est, l’absolu. Pour Bergson,

« Vu du dedans  un absolu est donc chose simple ; mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient, par rapport à ces signes, qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie »[8].

La question n’est en fait pas ici de savoir si tout cela est correct ou non. Ce qui importe est la façon de s’exprimer de Bergson. Que signifie « saisir la réalité du dedans » ? Selon Bergson, nous le savons quand nous saisissons notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. Cet usage métaphorique de la notion d’intériorité et de sympathie suppose de maitriser une façon particulière de s’exprimer, caractéristique de la philosophie de Bergson. Il propose souvent d’ »entrer en soi-même » pour saisir ce « moi qui dure ». Certain on le sentiment de bien comprendre ce dont il s’agit, d’avoir fait ou de pouvoir faire ce genre d’expériences. Mais d’autres ne saisissent pas toujours bien de quoi il s’agit.

En revanche, le philosophe analytique est très éloigné d’une telle rhétorique. Prenons l’exemple de la préface du livre de Quine, le mot et la chose :

« Le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles de façon intersubjective, relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour conférer des significations linguistiques, si ce n’est en termes des dispositions des hommes à répondre ouvertement à des stimulations observables »[9].

Les significations linguistiques sont liées à la façon dont nous faisons l’apprentissage dans des circonstances où un énoncé est prononcé alors que nous sommes sensiblement stimulés par le monde qui nous entoure. C’est seulement en société que ce lien entre l’énoncé prononcé en certaines circonstances et un état de choses peut se faire. Quine s’est rendu célèbre en réfléchissant à ne situation dans laquelle un explorateur est confronté à une langue indigène dont il ignore tout. Un lapin passe et l’indigène dit « Gavagaï ! ». Le problème est de savoir de quoi il a parlé. Cette situation élémentaire est à l’origine d’un débat entre philosophe analytique sur le problème de la traduction et sur la façon dont nous parvenons à savoir ce à quoi un énoncé faire référence dans le monde. Pour Quine, la réponse à des stimuli serait au fondement de notre activité linguistique. Comme dans le cas de Bergson, la question n’est pas ici de savoir si cette conception est correcte ou pas.  Ce qui est intéressant, c’est ce que propose Quine à son lecteur : il suggère une hypothèse sur la façon dont nous avons appris à parler. Il le fait dans la langue qui, pour n’être pas tout à fait ordinaire, ne suppose nullement que nous entrions « en sympathie », comme le dirait Bergson, avec une certaine  façon de s’exprimer. Surtout, il ne nous engage en rien à faire une expérience fondamentale, suggérée par des métaphores. Il nous propose des observations élémentaires, des réflexions sur une situation décrite de façon littérale et directe : notre apprentissage des énoncés les plus simples et basiques repose sur des réponses à des stimulations observables. Que s’ensuit-il alors pour la signification et la référence des énoncés prononcés dans ces mêmes situations, et pour ceux qui semblent reposer sur les premiers ?

L’avantage et les inconvénients des deux façons d’écrire en philosophie, continentale ou analytique, apparaissent facilement : le philosophe analytique sera moins facilement pris en « flagrant-délit » d’un usage de formules, qui pour être belles parfois, ne veulent finalement parfois ne rien signifier. Mais on peut cependant lui reprocher d’être incapable d’aller au-delà de ce qui peut être littéralement.

 

5)    La philosophie entre deux pôles.

La philosophie semble finalement se situer entre deux pôles : celui de la littéralité radicale et celui de la métaphoricité radicale : d’un côté on trouverait les Sciences Physiques, et de l’autre la poésie. Le discours scientifique décrirait littéralement la réalité (le plus souvent), tandis que la poésie inventerait un nouveau langage ordinaire, en multipliant toutes les formes de tropes linguistiques (figures du discours), dont les métaphores. On a pu montrer le rôle heuristique (de recherche et de découverte) que les métaphores jouent dans les sciences. A l’inverse, certains poètes contemporains, éliminent tout usage  de la métaphore, ou s’en méfie pour des raisons esthétiques. Cependant, on peut tenir compte de cette métaphorisation relative même des sciences dures et de la littéralité revendiquée dans certaines pratiques poétiques. Pour cela, on peut proposer ce schéma :

Littéralité radicale -) Sciences dures  -) Philosophie (- Littérature (- Poésie (- Métaphoricité radicale.

Dès qu’un discours se développe quelque peu, la littéralité n’est pas complète, et la métaphoricité non plus. Même dans un rapport de police, on peut trouver un énoncé comme « le témoin n’avait pas l’air en forme ». C’est une métaphore. Un poème peut-être littéral. Ce qui importe est, une polarisation vers la littéralité ou vers une métaphore. Dès lors, dans le schéma, on situera la physique à gauche, et la poésie à droite, même s’il y a des métaphores dans les traités scientifiques et du littéral dans un roman.

Mais qu’en est-il de la philosophie ?

Les Philosophes analytiques tendent vers la gauche. Les sciences dures ont parfois été leur modèle. Ce fut le cas pour les Philosophes du Cercle de Vienne, à la fin des années 1920, particulièrement pour Carnap. Le recours à la logique ou à des méthodes formelles avait entre autres, cette fonction de « dé-métaphorisation », du discours philosophique. Dans le cas des philosophes polonais, de l’école de Lvov-Varsovie, particulièrement pour Jan Lukasiewicz, on a même parlé de « philosophie scientifique », afin de caractériser une pratique de la philosophie  qui mettait ses espoirs dans la formalisation.  De nombreux philosophes analytiques ne croient plus aujourd’hui que le formalisme logique soit la panacée pour assurer la clarté et la précision du discours scientifique. Mais aucun ne recourt à un langage supposé, grâce à la métaphore ou à d’autres affèteries rhétoriques, assurer une expérience ou une saisie de ce qui ne saurait être dit littéralement. Les philosophes continentaux en revanche, ont eu tendance à aller à droite du schéma, jusqu’à contester toute différence entre le discours philosophique et la littérature, voire la poésie. (Nietzsche par exemple, avec son ouvrage, Ainsi parlait Zarathoustra).

Cependant il faut faire attention à ne pas affirmer que les philosophes analytiques ne s’intéressent et ne croient qu’en la science et que les philosophes continentaux sont du côté de l’humanisme des Belles Lettres ! Une partie de la philosophie continentale (Foucault, Althusser, Lévi-Strauss) a au contraire, développé des prétentions positivistes et même scientistes, en défendant l’idée de loi de l’histoire, de la société, des mythes. Dans tous les cas, il existe un lien étroit entre la tendance vers la littéralité et le caractère argumentatif d’un discours.

 

6)    Philosophie et Vérité.

Avec la plupart des philosophes de la Tradition, les analytiques conçoivent la philosophie comme la recherche de la vérité. D’où le recours systématique à l’argumentation, qui ne ferait passer, quand elle est correcte, de prémisses vraies, à une conclusion qui l’est aussi. Souvent, la difficulté est de nous assurer de la vérité des prémisses. Toutefois, la philosophie procède rarement par déduction, comme ne logique ou mathématiques. La discussion doit porter sur la nature exacte et la validité de l’inférence en philosophie. Pour le philosophe analytique, l’argumentation reste la force privilégiée de garantir, autant que possible, la vérité des thèses défendues. Et la vérité constitue la norme de l’ambition philosophique. La visée principale de l’activité philosophique est la recherche de la vérité au sujet des questions comme celles-ci entre autres : les valeurs morales sont-elles réelles, comment puis-je comprendre autrui, sommes-nous libre ? Existe-t-il des relations causales entre les évènements ?… La recherche de la vérité, en philosophie, reviendrait dès lors à répondre aux questions qu’on s’accorde à considérer comme philosophiques, en justifiant par des arguments ce qu’on tient pour vrai.

La plupart des philosophes continentaux, trouvent cette démarche assez consternante. Pour tenter de comprendre la position de ce courant, en réfléchissant à ce que dit Foucault dans son texte « Qu’est-ce que les Lumières ? [10]» : Pour Foucault, au XVIII ième siècle, la philosophie cesse de se préoccuper du lien entre le passage et l’éternel. Elle se tourne vers le « maintenant » ? la question devient celle de notre actualité historique. Tout ce que le philosophe dit porte sur l’actualité. Dès lors, ce n’est pas la vérité des arguments que la philosophie vaut, mais par son sens de l’actualité, l’interprétation profonde qu’elle peut en donner. Voici comment s’exprime à ce sujet, Deleuze et Guattari :

«  La Philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec »[11].

De plus

« C’est une véritable haine de la philosophie (de celles qu’ils entendent promouvoir), qui anime la logique, dans sa rivalité ou sa volonté de supplanter la philosophie »[12].

L’analyse logique c’est-à-dire la philosophie argumentative caractéristique de la philosophie analytique, serait à l’avant dernier  « stade de la décadence ». Deleuze et Guattari, se sont emparés du mot « concept », qu’ils semblent réserver aux philosophes : Pour eux, les philosophes, les vrais, créent des concepts. Or si les philosophes analytiques analysent des concepts, la plupart d’entre eux pensent qu’on ne les crée pas. Pour que leur analyse est le moindre intérêt, il faut que ces concepts soient utilisés pour tout un chacun, comme ceux de vérité, réalité, causalité, justice, obligation… On peut se demander, si l’idée de créer des concepts a vraiment un sens. Car les conditions de la signification des concepts reposent sur l’existence des règles communes de leur usage sensé.

Une dernière question qui surgit de cette réflexion est la suivante : la philosophie consiste-t-elle à parvenir à la vérité ou à « décoder » la réalité ? Telle est finalement l’alternative entre la philosophie analytique et la philosophie continentale.

 

7)    L’unité de la philosophie

 

Les deux types de philosophies analytique et continentale, ne reviennent-ils pas en réalité à deux disciplines différentes ?

–         Il existe des problématiques communes, héritées de l’histoire de la philosophie, même si les interprétations qu’on en a dans chacune des deux approches divergent radicalement. Par exemple, quand on hérite de la question de savoir s’il est rationnel ou non de croire en l’existence de Dieu, les continentaux se demandent si se poser cette question a un sens, quelle conception de la rationalité cela engage et pourquoi, finalement, nous ne nous posons plus la question. Les analytiques se la posent tout simplement et tentent d’y répondre.

–         D’une certaine façon, la philosophie analytique hérite de la philosophie médiévale et classique, et se situe dans son droit fil : elle en reprend les questions, à nouveaux frais, mais sans prétendre innover au sujet de la finalité de la philosophie. La philosophie continentale entend modifier radicalement le programme philosophique, en présentant parfois toute l’histoire de la philosophie comme celle d’une illusion ou d’une erreur. On retrouve cette attitude chez Heidegger (toute l’histoire de la philosophie est celle d’un oubli de l’être), chez Foucault (la succession des « épistémès), chez Derrida (la Déconstruction). Elle est issue vraisemblablement, d’une certaine lecture de Hegel, dont la philosophie consiste à donner la raison et le sens du développement historique en termes de moments qui ne reçoivent leur intelligibilité  qu’à la lumière d’une rétrospection finale. Cette attitude est reprise par les philosophes continentaux, chacun à sa façon. Inévitablement, elle place la philosophie contemporaine en position de surplomb : elle posséderait le sens de ce que les philosophes du passé faisaient sans le comprendre. La philosophie analytique, en revanche adopte une attitude nettement plus « continuiste » à l’égard des problèmes traditionnels qui ont été soulevés  au cours de l’histoire de la philosophie. Elle les accepte et propose de les examiner avec les outils conceptuels qu’elle s’est forgée.

Dès lors, il est possible de dire que l’opposition entre philosophie analytique et philosophie continentale revient à se demander si la philosophie change ou non, et comment cela change. Le philosophe continental pense la philosophie en termes d’un développement, qui peut comprendre les ruptures fortes. L’unité de la philosophie est donc problématique. Le philosophe analytique pense plutôt que l’unité de la philosophie, de Platon à Plantinga, est forte. L’opposition entre les deux types de philosophie revient ainsi à  se demander s’il existe des problématiques philosophiques qui courent tout au long de l’histoire de la pensée, ou si les questions doivent constamment être rapportées à leur ancrage historique, en tenant compte du moment où nous sommes.

 

 


[1]Lewis D., De la pluralité des mondes (1986), Paris et Tel aviv, Ed de l’éclat, 2007. p. 11.

[2] Aristote, Ethique à Nicomaque, 1094b, 24-25

[3] Deleuze G et Guattari F., Qu’est ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. p.78.

[4] Deleuze G et Guattari F., Qu’est ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. p.133.

[5] Nietzsche., La Volonté de Puissance, III, § 192.

[6] Derrida J.,  LimitedInc., paris, Galilée, 1990. p 213.

[7] Bergson H., La pensée et le mouvant (1938), Paris, Puf, 1993.p 182.

[8] Bergson H., La pensée et le mouvant (1938), Paris, Puf, 1993.p 180

[9] Quine V.O., Le mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977.

[10] Foucault M., « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), Dits et Ecrits, t.II (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001

[11] Deleuze G et Guattari F., Qu’est ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. p.80.

[12] Deleuze G et Guattari F., Qu’est ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. p.133

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