Articles universitaires

Éthique médicale

LECLERCQ Emmanuel
Doctorant en philosophie.
Ascension 2010 (13-15 mai 2010)
Assises Provinciales de la Santé
Lyon
Réflexion philosophique.
Thème de ces Assises :
 La santé
Expériences d’humanité et ressourcements.
Le débat anthropologique au sein des comités d’éthique :                   Tolérer  jusqu’où ?
Le problème des cas de conscience
Un enjeu essentiel et métaphysique : quelle conception philosophique et quelle conception de l’homme sous-tendent les modifications législatives à venir.
Introduction :
Etude de cas en Ethique biomédicale.
I PARTIE : Un débat anthropologique.
La manière dont une société, à travers l’intervention des politiques, des intellectuels, des lois traite de la naissance et de la mort de ses membres est révélatrice de la place faite à la morale et à l’éthique ? Elle indique quelle place teint la raison dans cette société, et de quelle rationalité il s’agit » (jacques Rollet, la tentation relativiste. Desclée de Bouwer 2007). Elle rend compte de la réponse qu’elle apporte à la question essentielle : qu’est ce que l’homme ?
Le débat de bioéthique est anthropologique : Deux conceptions de l’homme s’y opposent :
-La première, imprégnée du réalisme aristotélicien, situe l’homme dans un ensemble cosmique harmonisé par sa finalité vers le Bien, considérée comme valeur absolue. L’homme doit donc s’ajuster à ce Bien que la raison découvre. Interviennent ici les notions de nature humaine et loi naturelle.
-La seconde, qui doit beaucoup à Kant, fait de l’homme une volonté autonome qui se donne à lui-même sa propre loi. L’homme détermine lui-même le bien et le mal, et ce discernement est lié, notamment, à la culture et à l’époque.
Exploitée par le relativisme et le positivisme, qui rendent normatives les capacités de la bioéthique du seul fait de la possibilité technique de leur réalisation, cette seconde réponse est majoritaire aujourd’hui et sous-entend la législation et les propositions de révision de cette législation.
1) Morale Kantienne et relativisme.
La pensée contemporaine est marquée par la philosophie de Kant, pour laquelle seule, importe « la volonté bonne », celle qui accomplit le devoir simplement parce que c’est le devoir.
Morale de l’obligation pure, de « l’impératif catégorique », elle est purement formelle, ce qui dans la perspective kantienne, signifie qu’elle ne tient compte que de l’intention et nullement du contenu ou de la matière de l’activité morale. Le devoir est la forme de l’acte moral, sans référence à rien d’extérieur. Sa source est la raison. La conscience n’a pas à fournir de motif : elle ordonne. La loi  ainsi édictée n’est pas « donnée » elle est « le fait unique de la raison pure qui s’annonce par là comme originairement législative (sic volo, sic jubeo) » Kant, Critique de la Raison pratique, cité par A Etcheverry, in la moral en question. Si le devoir commande universellement c’est qu’il est rationnel. Et puisque, par la conscience, c’est la raison qui commande, en lui obéissant, chacun n’obéit qu’à soi-même, il est donc autonome.
Dans cette logique, Kant émet des maximes qui ne stipulent que la forme de l’activité morale, ainsi : « agis de telle sorte que tu traites toujours la volonté libre, en toi et en autrui, comme une fin et non comme un moyen, maxime souvent répétée aujourd’hui, mais qui ne détermine matériellement aucun devoir.
Cette conception kantienne exalte l’ordre moral voulu pour lui-même. Mais l’obligation apparaît comme un donné inexplicable, rebelle à l’analyse et à la réflexion.
De plus, elle ne comporte, en fait, aucune obligation réelle, en repoussant toute considération d’une autorité supérieure à l’homme. Certes, Kant revendique la nécessité de considérer les devoirs comme des « commandements divins », mais il précise : « Nous ne tiendrons pas nos actes pour obligations parce qu’ils sont des commandements de Dieu, mais nous ne les considérons comme des commandements divins parce que nous y sommes intérieurement obligés » Critique de la raison pratique.
Faisant de la raison un absolu, alors qu’elle ne fait qu’interpréter et formuler un ordre naturel, Kant érige en principe l’autonomie de l’homme. (Selon l’étymologie, l’autonomie signifie, se donner à soi-même la loi). Il ouvrait ainsi une porte largement franchie aujourd’hui. Pour ceux qui, voulant déterminer eux-mêmes le bien et le mal, cherchent une justification à une action qui ne dépende de rien ni de personne, la tentation est grande d’identifier le concept kantien avec l’arbitraire du choix individuel. L’éthique est alors ramenée entre les limites du relativisme et de l’utilitarisme en excluant tout principe moral qui soit valable et contraignant en elle-même.
Le relativisme admet qu’il puisse y avoir plusieurs conceptions de ce qu’est l’homme. En réplique au livre d’Habermas ; sur l’avenir de la nature humaine, ouvrage dans lequel il s’oppose à l’eugénisme libéral rendu possible notamment par le diagnostique préimplantatoire, Nalin écrit : « Une compréhension unique de la nature humaine (…) est contraire au pluralisme des visions du monde, ainsi qu’aux principes d’une république laïque (…). Si le génome n’est pas investi de mystérieuses propriétés, comme justifier son absolu intangibilité »(Speranta Dumitru Nalin, dans la revue Raisons Politiques, Presse de Sciences-Po, cité par J. Rollet). Autrement dit, la justification des manipulations génétiques ne dépend que de la connaissance acquise en ce domaine.
Le relativisme s’appuie sur une conception de la liberté considérée comme la faculté de choisir, sans orientation prédéfinie, tous types de possibilités. Il fait de la liberté un absolu et dans cette perspective, la notion de dignité devient sans fondement.
2) La Tolérance idéologique.
Alors que les convictions fermes, une opinion  affirmée sont présentées comme les sources de la violence et de la tolérance, le relativisme se définit comme essentiellement tolérant : « Ainsi, le bavardage de l’époque se résume t-il parfois de la sorte : s’il y a moins de croyances et moins de valeurs, il y aura moins de violences. Le relativisme serait devenu le gage du monde pacifié. La violence au contraire est le produit des désirs sans frein, de l’avidité sans limites, de la manipulation sans règle, c’est-à-dire de l’affaiblissmeent des croyances partagées » (J. Cl. Guillebaud, le Principe d’humanité, p. 379).
La tolérance que revendique le relativisme est très ambiguë. La notion classique de tolérance relevait de la vertu de prudence, vertu pratique. Il s’agissait de tolérer un mal provisoire que l’on ne peut éviter, pour éviter un mal plus grand, ou d’affronter sereinement et paisiblement une opinions contraire.
Le concept actuel, fait de la tolérance une vertu théorique. En effet cette idéologie de la tolérance n’est pas sans préjugé philosophique. Nous pourrions considérer Locke, comme le père de la tolérance moderne. La tolérance idéologique ne peut tolérer qu’il y ait une vérité à chercher, qu’une telle vérité puisse avoir un caractère universel. Ce faisant, elle élimine tout débat de fond qui deviens échange d’idées relatives. La tolérance idéologique impose une dérive vers les positions des interlocuteurs les plus théoriquement tolérants pour aboutir à la pensée unique. Le concept de tolérance est devenu un véritable instrument politique qui contient en lui-même, sous forme paradoxale, de redoutables forces de totalitarisme et d’exclusion.
Dans cette perspective, la société relativiste ne peut accepter que s’exerce, en son sein, un droit d’objection de conscience car elle n’est plus en mesure d’accepter en les honorant les valeurs supérieures qui s’y expriment. Ce droit précède la loi et, à ce titre, n’a pas besoin d’être reconnu expressément par elle.
Or, même lorsque ce droit est reconnu par l’octroi d’une close de conscience, il s’agit, dans les faits, le plus souvent, d’un droit théorique. Il est pratiquement accompagné de contraintes et de conditions d’application telle que son exercice public marginalise celui qui l’utilise et l’expose parfois à des sanctions.
Au fondement de la philosophie de la bioéthique, il y a la perte ou la négation de la notion de nature humaine. Cette notion relève pourtant du sens commun, aidé par la philosophie. Elle est celle d’un être qui s’exprime et fait des choix, a une intelligence et une volonté,  et est un être corporel. Il est intéressant d’insister sur la place du corps.. L’essence de l’homme est celle d’un corps doté d’intelligence et de volonté. « je n’ai pas seulement un corps, je suis mon corps » iront jusqu’à dire, non sans raison, certains existentialistes. Il est important de considérer l’homme dans son unité et sa totalité, l’homme corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté : « Il y a en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires de l’être humain. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre choses que cela. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre choses que cela » (J. Maritain, Les droits de l’homme et la loi naturelle).
II PARTIE : Tolérance et Loi naturelle.
La dignité de la personne au cœur de l’état de droit.
Et si le bonheur n’était qu’une question d’opinion ? Et si la justice n’était qu’une affaire de convention ? Alors l’égal respect de toutes les opinions se traduit par le règne de la loi du plus fort. Dans ces conditions, la tolérance dans un état de droit consiste en une juste mesure ajustée à la nature de l’homme sans tyrannie ni laxisme.
Les sociétés modernes ont tendance à définir la tolérance comme la faculté de respecter inconditionnellement toutes les opinions, de sorte que l’on identifie le respect de la personne au respect de ses opinions.
 En réalité, définir la tolérance comme le respect inconditionnel de toutes les opinions, et ériger cette règle en valeur fondamentale, c’est présupposer, d’une part que la vérité et le bonheur ne sont jamais que des questions d’opinion et, d’autre part, que la justice n’est jamais qu’une simple affaire de conventions adoptées plus ou moins à la majorité. Comme les majorités changent, toutes les opinions sont alors considérées comme vraies, d’où l’apparente nécessité de toutes les respecter. Réfléchir sur la nature et la valeur de la tolérance, c’est donc commencer par examiner ses présupposés.
1) Vérité et opinion.
Affirmer que la vérité n’est jamais qu’une question d’opinions, c’est d’abord supposer qu’elles sont toutes vraies. Or, nous le savons depuis Platon, affirmer que toutes les opinions sont vraies, c’est énoncer une proposition contradictoire. En effet, si j’affirme que toutes les opinions sont vraies, je dois nécessairement estimer que l’opinion de mon contradicteur selon laquelle toutes les opinions ne sont pas vraies est vraie (sans quoi je me contredis). Mais si j’estime que l’opinion de mon contradicteur est vraie, j’affirme qu’il est vrai que toutes les opinions ne sont pas vraies, et donc qu’il est faux que toutes les opinions sont vraies. Cette dernière conséquence est en contradiction avec mon affirmation initiale, et cependant elle ne est la conséquence nécessaire. C’est donc que l’affirmation initiale est absurde.
Certes, peu de personnes raisonnablement cultivées professent aujourd’hui un relativisme intégral. On voudra bien admettre qu’il existe des vérités universelles « objectives », mais on estimera que celles-ci ne concernent que le domaine des science « exactes », c’est-à-dire celui des mathématiques, et des sciences mathématisées de la nature. A moins d’être totalement ignare ou dépourvu de bon sens, personne n’ira affirmer que le théorème de Pythagore n’est jamais que son opinion ou que la loi de la gravitation universelle a attendu que Newton y pense pour exister, et qu’elle n’existe que pour lui.
Cependant certain de nos contemporains, ont parfois le plus grand mal à concevoir que les questions du bonheur et de la justice puissent être autre chose que de simples questions d’opinion ou de convention.
2) le bonheur est-il une question d’opinion ?
Commençons donc par supposer que le bonheur ne soit pas autre chose qu’une question d’opinion. En d’autres termes supposons que toutes les représentations qu’un individu puissent se faire du bonheur soient vraies, quelques soit l’individu en question, qu’elles que soient ses représentations.
Remarquons tout d’abord avec Aristote que qu’elles que soient leurs différences de goût, d’éducation, d’époque ou de civilisation, les hommes ont naturellement tendance à identifier le bonheur au plaisir, au prestige et à la richesse. Autrement dit, les hommes ont spontanément tendance à se représenter les biens matériels comme des biens absolus, dont la possession suffirait pour être heureux et donner un sens à leur vie.
Or il est pourtant évident que les biens matériels ne sont pas des biens absolus mais relatifs. L’expérience ne cesse de nous dire à quel point ils sont éphémères. Ils ne durent qu’un temps, mille accidents peuvent venir nous déposséder à tout moment, d’où le sentiment d’angoisse face à la vie qui ronge ceux qui identifient l’être à l’avoir. Ils passent leur vie à accumuler sans mesure des biens qui ne cessent de fuir pour se donner l’illusion qu’ils retiennent.
D’où également le sentiment d’angoisse face à la mort qui affectent ceux qui estiment plus ou moins consciemment qu’ils sont ceux qu’ils ont, puisque la mort est précisément ce moment où l’homme est séparé de ce qu’il a.
D’où enfin le sentiment de haine qui empoisonne les rapports entre les hommes. En effet, les biens matériels ne peuvent être partagés qu’à conditions d’être divisés ; or si on se les représente comme étant absolus, on estimera qu’on n’en a jamais assez, et par conséquent, qu’au-tui en a toujours trop. Dès lors le rapport de division se déplace du plan des choses, qu’on refuse de partager équitablement, vers le plan des personnes qui entre en conflit en s’isolant les unes des autres, en se désolant les unes des autres.
Le bonheur lui non plus n’est donc pas une simple question d’opinion. Force est de constater que nos représentations spontanées du bonheur sont foncièrement illusoires puisqu’elles n’engendrent pas la justice et la sérénité, mais l’angoisse et la haine. Dès lors, la tolérance dans sa dimension morale ne consiste certainement pas dans le respect de toutes les opinions sur le bonheur. Respecter les opinions qui réduisent le bonheur à une simple affaire d’appropriation, c’est peut-être apparemment faire preuve de bienveillance libérale à l’égard d’autrui, mais c’est en réalité être différent aux souffrances morales qui résultent inévitablement de ce type de représentations. Respecter toutes les opinions, ce n’est donc pas respecter les personnes mais être indifférent à toutes celles qui sont victimes de leurs représentations illusoires.
On comprend alors pourquoi nos sociétés industrielles sont des sociétés violentes : d’une part, elles ont tendance à ériger la consommation en valeur suprême, en idéal régulateur sur le plan économique et social. D’autre part, elles insistent sur la nécessité de respecter inconditionnellement toutes les opinions. Comment dans ses conditions, pourraient-elles nous aider à nous libérer de nos illusions naturelles ainsi que des passions tristes et violentes qui en résultent. La société de consommation tend au contraire à nous conforter dans nos chimères et à renforcer le pouvoir des passions tristes.
Dans un état de droit, le problème du législateur est en effet de faire des lois justes, c’est-à-dire des lois qui ne soient ni laxismes ni tyranniques. Une loi tyrannique est une loi injuste par défaut de liberté. Elle interdit des comportements qu’une loi juste aurait à tous les moins tolérés. Une loi laxiste est une loi injuste par excès de  liberté d’agir. Elle autorise des comportements publics qu’une loi juste aurait interdis. La justice est donc une question de juste milieu entre le laxisme et la tyrannie, de juste mesure de la liberté d’agir dans l’espace public. Reste alors à régler la question du critère de cette juste mesure, vraiment ajustée à la nature de l’homme.
3) Justice : la juste mesure.
Supposons donc que le critère de cette juste mesure soit le principe de l’égale dignité des opinions qui garantit à chacun et inconditionnellement la liberté d’expression. Si on part du principe que toutes les opinions se valent en générale, on doit alors admettre que toutes les opinions sur le bonheur se valent en particulier, si bien qu’il faut considérer que toutes les passions sont bonnes par nature, alors il devient raisonnablement impossible d’obliger ou d’interdire à qui que ce soit de faire ou de ne pas faire quoi que ce soit. Il devient donc impossible de fonder rationnellement des lois.
Mais il devient impossible de faire des lois raisonnables, toutes les lois arbitraires, en revanche deviennent possible. En l’absence de tout critère fondé en raison pour établir la juste mesure de la liberté d’agir, les conventions politiques sont livrées à l’arbitraire de l’opinion publique, dont les sondages et l’histoire nous apprennent à quel point elle est instable et dangereuse (Hitler n’est-il pas parvenu légalement au pouvoir ?).
Ainsi, si toutes les lois arbitraires deviennent possibles, il risque bientôt de ne plus en respecter qu’une : la loi du plus fort. La loi du plus fort n’est pas nécessairement la loi du plus brutal. Il existe en effet deux types de servitudes : La servitude subie et la servitude volontaire. Dans le premier cas, les hommes sont livrés à la brutalité et à l’avidité de celui qui a les moyens de les contraindre physiquement et même psychologiquement. Cette forme de servitude n’exclut pas la lucidité.
4) la pire des servitudes.
Mais il existe une autre forme de servitude ou les hommes ne sont pas contraints mais manipulés, à tels point qu’ils combattent volontairement pour leur servitude parce qu’ils s’imaginent le faire pour leur liberté. Cet état n’est pas un simple état de dépendance, mai c’est un état de dépendance dans l’ignorance de sa dépendance, et c’est bien évidement le pire des états de servitudes que la philosophie pense sous le concept d’aliénation.
Ce type de lois injustes, dont les hommes subissent le joug sans pour autant rien comprendre de leurs causes, ne sont pas les lois tyranniques mais les lois laxistes. Au lieu de poser de justes limites à nos appétits de plaisir, de prestige ou de richesse, elles leur laissent libre cours, et même elles les invitent à se déchaîner, avec les effets de désolation et d’isolement que l’on sait, qui ruinent tout autant la cohérence du tissu social que l’intériorité de la personne. La vie les angoisse, la mort les inquiète, autrui les insupporte, surtout lorsqu’il est faible. Ils sont alors à la merci des appétits de domination des aventuriers de toutes sortes, démagogues et sectaires, expert dans l’art de la manipulation d’un peuple qu’on s’efforce de réduire à l’état de masse superstitieuse.
Dans un texte De la Démocratie en Amérique, c’est précisément ce genre de servitude dont Tocqueville nous dit qu’elle constitue la principale menace des nations démocratiques (De la Démocratie en Amérique, Tome II, partie IV chap.6.)
S’imaginer que les sociétés modernes sont menacées par des formes d’oppression qui avaient  cours dans les sociétés traditionnelles, c’est être victime d’une illusion rétrospective qui  nous rend inintelligibles les formes d’oppression qui nous menacent aujourd’hui et qui ne peuvent être que foncièrement différentes de celles d’hier puisque les structures sociales ont radicalement changé.
Cette manie que nous avons de nous servir du passé des sociétés traditionnelles comme d’un repoussoir, et par là -même d’un faire valoir des sociétés modernes, nous laisse complètement démunis intellectuellement pour comprendre le caractère inédit, original des formes subtiles d’oppression qui affectent les nations démocratiques. Comme si le fait que nous ne subissions plus les formes d’oppression qui pouvaient s’exercer dans la passé signifiait que nous sommes aujourd’hui à l’abri de toutes formes d’oppression ; comme si des formes de servitudes qui étaient étroitement liées à une structure sociale qui n’est pas plus du tout la nôtre pouvaient « ressusciter » et venir à nouveau nous menacer ; comme si le temps n’était pas irréversible.
5) La Tolérance dans un Etat de droit.
Si la tolérance est incontestablement une vertu morale et politique, si elle a indéniablement pour principe le respect de la dignité de la personne humaine, elle ne consiste donc pas pour autant dans le respect inconditionnel de toutes les opinions. Mais alors, comment redéfinir la tolérance dans le cadre d’un Etat de droit ? Puisque le respect de la personne humaine ne signifie pas nécessairement le respect de ses opinions, il faut donc reprendre la question de la signification de la notion de personne.
La définition la plus simple que l’on puisse donner de la notion de personne, est une définition négative qui ne nous dit pas ce qu’est une personne, mais ce qu’elle n’est pas.
Etre une personne, c’est être plus qu’une chose (ne serait-ce que parce qu’une chose est inerte et non pas vivante) et c’est également être plus qu’un simple mammifère (puisque l’homme est un animal doué de raison). De cette simple considération, il sera possible de détruire une règle de vie fondamentale qui pourra s’énoncer sous la forme de deux interdits : « ne t’abêtis pas » puisque l’homme n’est pas un simple mammifère dépourvu de raison, et « ne fais pas d’autrui ta chose » puisque l’homme n’est pas une chose inerte, mais un être vivant.
Remarquons d’emblée que cette règle n’est pas simplement juste une convention, mais aussi et surtout par nature. Que les esclavagistes, les tortionnaires, les violeurs en conviennent ou pas, il reste absolument vrai qu’un homme n’est pas une chose. S’il est absolument nécessaire de le rappeler, c’est que les hommes ont spontanément tendance à s’instrumentaliser les uns les autres en se réduisant mutuellement à l’état de simple moyen du plaisir, du prestige, ou de la richesse. Ce faisant ils s’abêtissent.
Si la loi qui rappelle l’homme à son devoir de bien faire n’est pas simplement juste par convention, c’est qu’elle est juste par nature, c’est-à-dire naturellement ajustée à la nature de l’homme qui à l’évidence, n’est pas réductible à la nature d’une chose ou d’un simple animal. C’est pourquoi on parlera de loi naturelle.
Remarquons également que cette loi naturelle est naturellement une loi universelle, comme toute loi de la nature, même si elle n’est pas universellement reconnue. De même que la loi de la gravitation universelle, n’a pas attendue que Newton la reconnaisse pour exister et régler l’ordre de la succession des phénomènes, la loi naturelle (ou la loi morale) resterait ce qu’elle est quand bien même n’y aurai-il plus aucun homme de bonne volonté pour la reconnaître, ne serait-ce que confusément, et pour l’appliquer, ne serait-ce que maladroitement et imparfaitement.
Contrairement au préjugé relativiste, on aura donc compris que la justice n’est pas réductible à une simple convention que des individus passent entre eux (les coutumes, les lois politiques) ou qu’un individu passe avec lui- même (une maxime). Il existe au moins une loi juste par elle-même, et non pas simplement parce que les hommes peuvent en convenir : la loi morale.
6) Une loi non universellement reconnue.
Un des mystères de la condition humaine tient à ce que la loi morale est à la fois universelle sans être pour autant universellement reconnue, naturellement juste pour sans être pour autant naturellement respectée.
La raison de ce paradoxe se trouve dans le fait que l’intelligence est spontanément dominée par l’imagination, si bien que nous avons toutes les peines du monde à concevoir ce qui outre- passe les limites du pouvoir de la représentation de l’imagination. C’est pourquoi nous avons tendance à imaginer que le Bien est réductible à l’agréable, si bien que nous nous représentons spontanément le bien sous forme exclusive de l’avoir. Or, si nous identifions spontanément le bonheur au plaisir, au prestige et à la richesse que nous identifions à des biens absolus, c’est parce que nous ne percevons spontanément de nous-mêmes que celles d’entre nos pulsions qui sont imaginables, c’est à die nos besoins, et surtout nos désirs.
Nous demeurons ainsi étrangers à cette « pulsion métaphysique » qui nous incline à chercher la satisfaction dans l’être, l’être qui se donne dans la contemplation de la vérité, l’être qui se donne dans le don de soi, la générosité, et qui est proprement ce que la métaphysique appelle la volonté.
Une des vérités premières en anthropologie métaphysique, est donc que l’homme est un animal métaphysique spontanément étranger à lui- même. Cette vérité première se met en évidence par l’analyse pascalienne de l’ennui. Le paradoxe de l’ennui en effet, tient précisément que à ceci que nous pouvons très bien être insatisfaits alors même que nous avons satisfait tous nos besoins et nos désirs, que nous avons tout pour être heureux sans l’être.
Que signifie cette expérience d’insatisfaction, sinon qu’il y a en l’homme une inclination qui n’est pas spontanément satisfaite, à laquelle l’homme est naturellement étranger et qui pourtant est consécutive de sa dignité d’animal métaphysique dont l’essence est de pouvoir se réjouir dans être et non pas simplement dans l’avoir. Remarquons au passage que l’ennui (au sens pascalien) n’est pas seulement une expérience dont l’analyse permet de mettre en évidence une vérité fondamentale, il est également un argument permettant de réfuter par le contre-exemple, le relativisme moral.
En effet, si toutes les représentations du bonheur étaient vraies, tout homme qui règle son comportement sur sa représentation du bonheur, et qui parvient à faire ce qu’il a envi de faire, devrait être nécessairement heureux, l’expérience de l’ennui, de la déception devrait être possible. Or l’ennui, la mélancolie sont une des expériences les plus intimes et les plus universelles que l’homme puisse faire de lui- même. C’est donc que « l’homme n’est pas la mesure de toute chose », ainsi que le pensait Protagoras, et surtout par la mesure du Bien ; c’est plutôt que « l’homme passe l’homme, infiniment », ainsi que l’affirmait Pascal.
Ce qui est donc profondément injuste, c’est de ne pas considérer l’être humain en tant qu’être humain, mais en tant que simple animal ou en tant que chose. On est donc profondément injuste à l’égard de soi-même quand on s’identifie spontanément à ses besoins, et ses désirs qui nous représentent le bonheur sous la forme exclusive de l’avoir, en restant ainsi étranger à cette inclination fondamentale de notre être qui nous appelle à chercher la satisfaction dans l’être et non pas simplement dans l’avoir. On est également profondément injuste à l’égard d’autrui lorsque nous le percevons plus que comme un simple moyen de plaisir, du prestige ou de la richesse, et que nous agissons en conséquence.
7) Tolérance et Etat de droit.
Enfin, un Etat est profondément injuste quand il ne garantie pas à tout être humain en tant qu’être humain un certain nombre de droits fondamentaux, universels et inaliénables, au premier rang desquels se trouve le droit à la vie, la première condition pour qu’un être humain puisse exercer ces droits fondamentaux étant évidement d’être vivant.
On aura donc compris que, dans un Etat de droit, la tolérance ne peut se définir que par ses limites que détermine la loi naturelle.  Un Etat de droit n’est pas, par définition un Etat totalitaire. Le propre d’une Etat totalitaire est de prétendre régler la totalité de le vie de l’homme,c’est-à-dire non seulement sa vie publique mais aussi sa vie privée, non seulement ses actions mais jusqu’à ses pensées, ses intentions.
Un Etat de droit quant à lui, se refuse à franchir les limites de la vie publique parce qu’il est conscient des limites de sa puissance toute temporelle. Il sait très bien que les lois politiques et leurs représentants (la Police par exemple) ne sont pas fait pour s’immiscer dans l’intimité de la vie familiale et l’intériorité personnelle parce qu’ils sont incapable de ses réformer efficacement. Les expériences totalitaires ont toutes été tragiques parce que l’Etat ne peut que détruire l’homme s’il se donne pour mission de réformer son intimité et son intériorité. L’Etat n’est pas une institution spirituelle, les lois politiques ne sont pas la loi morale, même si elles doivent entrer dans un rapport de cohérence.
Dans ces conditions, l’Etat, ne peut que tolérer, c’est-à-dire supporter les désordres de la vie privée, sans chercher à les supprimer car il sait que cela outrepasse ses compétences et qu’à vouloir les interdire, il les aggraverait. Il n’est pas certain par exemple que la loi Marthe Richard interdisant les maisons de tolérance ait permis de lutter efficacement contre la prostitution. Claudel ne plaisantait qu’à moitié lorsqu’il disait : « la tolérance ? Il y a des maisons pour cela ». La boutade est plus profonde qu’elle ne le parait.
III PARTIE : L’objection de conscience.
Plus les lois civiles s’écarte de la loi morale, n’indiquant plus le bien ou encourageant le mal, plus la conscience personnelle est mis à l’épreuve. L’objection de conscience, qui n’est jamais une décision anodine, peut alors constituer un dernier recours.
Les tensions que connaissent les relations de la conscience et du droit sont aussi vieilles que le monde. A diverses époques, s’est manifestée une résistance à une exigence tenue pour inique et abusive du législateur humain : il suffit de rappeler l’affrontement d’Antigone et de Créon.
Dans notre société marquée par le subjectivisme et le relativisme, les droits fondamentaux de la conscience s’estompent. Ils sont confinés dans la sphère privée, ignorée par une sphère publique qui, sous le prétexte de la tolérance doit, en fait, imposer un ordre arbitraire, émanation d’une soi-disant conscience collective, privée de transcendance mais toute puissante. Or, s’il ne peut y avoir d’allégeance inconditionnelle à une société temporelle quelle qu’elle soit, il est encore plus important de le souligner face à un tel pouvoir.
L’exercice du droit de la conscience est certainement une question difficile. Elle est rarement traitée sur le fond. On préfère l’aborder aujourd’hui par le biais du principe de non-discrimination, du principe d’égalité ou de la liberté religieuse. Ou bien, on l’étudie dans des domaines spécifiques : conscience du législateurs, du magistrat, de l’avocat. Ou encore, on lit l’objection de conscience et la clause de conscience telle qu’elle est reconnue pour le domaine du métier des armes, pour la presse. Mais beaucoup de domaine se trouvent aujourd’hui, ou se trouveront demain, concernés par l’objection de conscience : cas du personnel d’entreprises pharmaceutiques, cas des patients amenés à bénéficier de médicaments illicitement obtenus etc. Le champ de l’objection de conscience s’élargit en fait à l’ensemble des citoyens, faisant appel à des enjeux de plus en plus graves, dès lors que se trouve affirmée la subordination de la loi morale à la loi civile.
Le rôle de la conscience se trouve remis en cause. La réflexion doit être conduite sur le terrain de la philosophie et du droit. L’objection de conscience n’est qu’un aspect de cette réflexion ; on notera qu’il s’agit d’abord d’une affaire personnelle, même si la reconnaissance de son exercice, l’élargissement du domaine concerné et la référence à la notion de loi juste dans une saine démocratie tendent à en faire une question politique. De plus, une généralisation des cas d’objections de conscience devient logiquement source de désagrément social.
1) Le rôle de la conscience.
Certain font reposer les lois de la conscience sur les connaissances acquises en neuro-biologie : « Elles ont levé un coin du voile qui cachait les mécanismes de l’unité de l’être humain » (Jean-Louis Beaumont, député). Soljenitsyne insiste sur la notion d’ordre intérieur, estimant qu’il n’y a rien qui soit plus sérieux pour l’homme ; et dans cette perspective, il déclarait : «  Il ne peut y avoir de dualité entre le corps et l’esprit, la logique et les sentiments. Il est donc parfaitement compréhensible que toute action ou participation à une action, tous les êtres humains, soient soumis à la nécessité de s’accorder à leur conscience » (dans le roman de Soljenytsine, Août 14)
La conscience n’est pas une faculté comme l’intelligence, ni une disposition innée ou une habitude de l’intelligence. C’est un jugement de l’intelligence, qui intime à l’homme ce qu’il doit faire ou ne pas faire, ou bien qui évalue un acte déjà accompli par lui. Il est intéressant d’insister sur la manière dont la conscience s’acquitte de cette fonction : il s’agit de raisonnements. Il y a de plus, une grande importance de ce dialogue intime de l’homme avec lui-même. Dans ce jugement pratique de la conscience, se révèle le lien entre la liberté et la vérité. Se trouve ainsi mis en évidence le lien de la conscience et de la loi naturelle, inscrite au coeur de l’homme, d’où la double affirmation, d’une part : –
-ce que la conscience prescrit, elle ne le prescrit pas d’elle-même, mais comme venant d’une Autorité supérieure, auteur de la loi ; elle a donc le pouvoir d’obliger. La conscience formule la norme la plus immédiate de la moralité d’un acte volontaire, en réalisant l’application de la loi objective à un cas particulier.
-Et d’autre part, chacun doit agir selon sa conscience qu’il a le devoir de bien former. La conscience ne crée pas la norme de conduite de l’homme. La conscience doit être informée et éclairée. « la conscience a des droits parce qu’elle a des devoirs » écrit le Cardinal Newman.
En résumer, l’homme a le droit d’agir en conscience et en liberté afin de prendre personnellement les décisions morales. L’homme ne doit pas être contraint d’agir contre sa conscience mais il ne doit pas être empêché non plus d’agir selon sa conscience. Il s’agit bien d’un droit fondé sur la nature même de la personne humaine. La pensée moderne ne conçoit les droits de la conscience que comme l’expression de l’individualisme qui imprègne la Déclaration des droits de l’homme : « Une approche conciliant les apports du droit naturel et ceux des Droits de l’homme permet en revanche d’en fournir les fondements aussi respectueux du bien commun que des droits de la personne.
2)  Condition d’une loi juste.
La loi humaine ne s’impose pas de façon nécessaire à la conscience. La responsabilité de la personne ne peut en effet se trouver déléguée à la loi civile. Il s’agit de distinguer le légal du juste, étant précisé que, sauf exception, seule la loi juste peut s’imposer à la conscience. L’enjeu est don de fournir à l’intelligence le moyen de reconnaître le caractère juste de la loi.
Saint thomas d’Aquin relève qu’une loi est juste en raison de sa fin, en raison de son auteur qui doit avoir effectivement le pouvoir de promulguer, enfin en raison de sa forme (il doit y avoir une répartition proportionnelle des charges). Pour qu’une loi soit juste, il faut que ces trois conditions soient réunies.
Le fait qu’elles ne le soient pas n’implique cependant pas automatiquement le devoir de désobéir. La légitimité de la désobéissance peut s’effacer devant l’impératif d’éviter le scandale ou le désordre. Le soucis doit être, au nom du bien commun, de ne pas aggraver la situation crée par la loi mauvaise.
3) L’exercice de l’objection de conscience.
Au sein propre, l’expression « objection de conscience », est applicable à toute résistance, à tous refus d’obéissance, opposés par la conscience humaine à la loi ou à l’autorité hiérarchique apparaissant comme manifestement immorale ou injuste. Le vocabulaire ususel attribue cependant à l’objection de conscience un champ plus réduit : il s’agit d’une résistance opposée à un ordre reçu par une personne immédiatement concernée.
Ainsi l’objection de conscience, ne couvre t-elle pas toute résistance ou opposition à une loi que la conscience réprouve ; en ce sens elle est à distinguer de ce que l’on appelle la désobéissance civile. C’est le sens restreint que nous adopterons ici. Nous l’appliquerons essentiellement au domaine du respect de la personne.
La règle générale est ainsi résumée : le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences  de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ».
Le recours à l’objection de conscience est une démarche grave, elle exige des conditions qui appellent une réflexion parfois difficile. Elle doit être un ultime recours. Il faut auparavant avoir usé de tous les moyens qui permettent de ne pas acculé au « non possumus ». Nous avons souligné l’importance du jugement sur le caractère de gravité de l’acte refusé, ce qui implique une formation et une information de la conscience ; dans le cas où il y a doute, la considération du bien commun devient prépondérante. Nous avons également noté que celui qui recourt à l’objection de conscience doit être immédiatement concerné. La nature de la participation et les niveaux de collaboration à l’acte refusé doivent être précisés. Par coopération ou collaboration formelle, on entend la participation volontaire et consciente à une action ou l’approbation implicite ou explicite, à cette action.
4) La clause de conscience.
En matière de soin, la clause de conscience, telle qu’elle est envisagée dans le cadre du code de déontologie a, a priori, un domaine assez large. Elle traduit le fait que le médecin s’est engagé à exercer son art dans le respect de la vie humaine et de la personne. Cette clause de conscience n’est cependant consacrée expressément par le législateur.
On constate une tendance à l’introduction de cette clause en bioéthique pour des actes médicaux non thérapeutiques : « lorsqu’ils portent en germe un risque d’atteinte à l’intégrité ou à la dignité de l’individu ou de réification de la personne humaine » (Dictionnaire de Bioéthique et biotechnologie).
Toute la littérature traite, notamment depuis la loi du 4 mars 2002 relative au droit des malades, de l’application d’une clause de conscience en matière d’information des patients et du tiers.

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