Articles universitaires

Évolution historique de l’Éthique

Emmanuel Leclercq, Octobre 2013.

  

L’Évolution de l’éthique dans l’Histoire.

Pourquoi parle- t-on d’éthique que maintenant ? Pourquoi si tardivement ?

 

Nul ne dispose du savoir de surplomb qui permettrait d’unifier le champ des convictions fondamentales. La pluralité est la condition d’exercice de tous les discours, qu’ils soient techniques ou pratiques, scientifiques, esthétiques, moraux, spirituels (Paul Ricœur). La multiplication des instances et labels éthiques (comités et forums divers, agences de contrôle et dénotation, cursus de formation, etc) est un fait d’observation dans de nombreux secteurs sociaux. Y compris, notamment, dans le vaste secteur des sciences et techniques. Ainsi nul ne peut douter de l’existence d’un mouvement éthique dans les sciences, ni de la curiosité intriguée qu’il suscite. Deux modes d’interrogation légitimes (opposés, mais complémentaires) peuvent être ainsi résumés: pourquoi ce mouvement émerge-t-il maintenant ? Pourquoi si tard ?

I. Pourquoi maintenant ?

Les révolutions industrielle puis scientifique ont accru démesurément l’impact des moyens techniques, et la portée des effets de leur emploi (Hiroshima et la conquête de l’espace; la planète et la biosphère menacées). Il s’ensuit une extension, quantitative et qualitative, de la responsabilité humaine, du prochain au lointain dans l’espace et le temps. En témoigne une comparaison entre la maxime de Kant:

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme moyen »,

et l’impératif proposé par Hans Jonas, deux siècles plus tard [1]

« Agis de telle sorte qu’il existe encore une humanité après toi et aussi longtemps que possible ».

Lors du cinquantenaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, plusieurs juristes soulignèrent le peu de place qu’y tenait la science. Selon Robert Badinter: en 1948, personne ne pensait aux problèmes qui se posent aujourd’hui dans l’ordre de la bioéthique, personne ne se souciait de l’environnement. La disparition des anciennes barrières techniques (ces garde-fous protecteurs garantis par « notre heureuse ignorance primitive », selon des termes empruntés au célèbre discours de Jean-Jacques Rousseau, adressé à l’académie de Dijon) suscite des problèmes auxquels rien ne nous a préparés. Quels sont les droits d’un embryon ? À quel stade devient-il digne de respect ? Où commence et finit la vie, et la dignité d’une personne humaine ? L’intuition morale, liée à la réciprocité de la rencontre face à face, devient ici inopérante. A ce propos, on a pu évoquer une ‘déstabilisation de l’éthique par la science’, cause d’une nouvelle demande de repères. Très souvent, autrefois, la morale fut considérée comme chose allant de soi, et relevant du for intérieur.

Mais désormais, alors qu’il s’agit de ne pas se tromper dans des choix douteux et difficiles, la chose qui-vade-soi c’est le besoin d’une réflexion collective[2]. Maîtriser le cheval emballé de la recherche est une tâche qui requiert du discernement.

Enfin, le nouveau mode de production des connaissances tend à effacer les frontières entre sciences fondamentales et sciences appliquées, entre chercheurs universitaires (ceux qui rédigent des articles) et chercheurs industriels (ceux qui prennent des brevets). Selon l’analyse de John Ziman[3], une vertu de ce nouveau mode est que les problèmes d’éthique ne peuvent plus être glissés sous le tapis. Pronostic trop serein peut-être, car le même auteur en est venu à souligner des incompatibilités foncières entre ces deux cultures professionnelles (recherche désintéressée, recherche finalisée), et l’érosion des valeurs de l’ethos scientifique dans des conflits d’intérêt corrosifs[4].Mais au fond pourquoi ce mouvement éthique dans les sciences fut-il précédé d’un si long divorce antérieur entre activité scientifique et réflexion éthique ? Pourquoi arrive-t-il si tard ? Ce renversement de perspective amène à revenir plusieurs siècles en arrière, sur les conditions historiques de l’avènement de la modernité occidentale.

 

II. Modernité occidentale

Aux XVI-XVII es siècles, l’Occident et sa Pax Christiana ont implosé avec les guerres de religion (lesquelles faisaient suite aux croisades dirigées contre des mécréants certes, mais aussi, au passage, contre les chrétiens byzantins). Pendant ces hostilités, les gens s’étripaient avec d’autant plus de férocité que c’était pour le bien, et qu’il s’agissait de massacrer des infidèles.

Afin de mettre un terme à ces carnages, est née l’idée de l’État amoral, tolérant. L’État moderne, soucieux seulement de realpolitik, parvenait à assurer la paix civile, en calmant les conflits internes grâce à une politique de tolérance envers les diverses dénominations religieuses. En contrepartie, les relations entre États, débarrassées de considérations morales et guidées par les   intérêts de puissance, relevaient des rapports de force les plus retors et les plus brutaux. Dans ce processus de séparation entre religion et politique, deux repères symboliques sont: Le Prince de Machiavel (1513) et le Traité de Westphalie (1648).

La tolérance religieuse permet d’éviter le pire: La tolérance est le refus de l’intolérable (Voltaire).

Cependant la première erreur de la modernité occidentale est d’avoir rejeté la morale en même temps que la religion, comme principe directeur des relations internationales. Cette aberration conduira en quelques siècles, d’une manière inéluctable, à travers des affrontements de plus en plus violents, vers une nouvelle implosion de l’Occident (lors des deux guerres, dites mondiales, du XXe siècle).

Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, était apparue l’idée d’une universalité des droits de l’homme, ce qui était une façon créative d’insérer des notions d’origine religieuse (dignité humaine, sacré) dans une relation neuve, où l’accent mis autrefois sur les devoirs (les commandements) était désormais placé sur les droits.

Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 août 1789, ces droits reçoivent à plusieurs reprises les qualificatifs de: naturels, inaliénables, sacrés, incontestables, imprescriptibles, précieux,inviolables.

Mais cinquante ans plus tard, le marxisme s’affirmait dans une conception radicalement contraire à cette évolution, comme à la morale kantienne des Lumières. Attaquant de front la pensée morale, au nom d’une science réductionniste pour qui le souci des valeurs ne pouvait être rien d’autre qu’illusion, et camouflage d’intérêts matériels, le marxisme poursuivait ainsi jusqu’à son terme le processus de désacralisation (dont les effets ont été constatés au siècle suivant).Les leçons tirées de ce désastre politique de la modernité occidentale ont été notamment la Charte des Nations-Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, la création de l’Unesco dont la devise gravée dans la stèle est:

«  Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».

Du système des Nations-Unies au Conseil de l’Europe, plusieurs institutions créées après 1945, dûment averties de la faillite et des insuffisances de la Société des Nations antérieure, affirmèrent ainsi hautement leur volonté de réinstaurer des considérations morales dans les relations entre groupes humains, y compris les relations entre nations.

La naissance de la science moderne, au XVIIe siècle, s’accompagne d’un légitime souci d’indépendance à l’égard de la religion et de la politique. Ce double souci transparaît dans la devise de la Royal Society of London (Nullius addictus jurare in verba magistri, adonné à ne jurer dans les mots d’aucun maître),  autrement dit, ne pas se fier à la tradition ou l’autorité, mais croire seulement dans ses observations et expériences) ainsi que dans les statuts rédigés par Robert Hooke (1663): la mission de la Société est d’améliorer la connaissance des objets naturels et de tous les arts utiles par des expériences (sans se mêler de divinité, métaphysique, morale, politique, etc).

Ainsi, dès l’origine, la morale fut évacuée au même titre que la religion (et pour la même cause historique, à savoir l’horreur suscitée par les guerres de religion). Selon une démarche très classique, une aspiration à l’émancipation mène à une revendication d’autonomie. Et la création des académies des sciences fut souvent portée par cette ambition. Mais l’orientation prise (exclure la réflexion éthique du champ de la pensée scientifique) conduisit à la notion d’une science étroitement objective, et neutre-aux valeurs.

Une telle conception restrictive n’est pas sans avantage pour ceux qui l’adoptent, car elle permet de décliner toute responsabilité. La science est définie pure et innocente par essence. Les effets indésirables, s’il en advient, seront à mettre au compte des applications, et les responsabilités éventuelles reportées sur d’autres acteurs (politiques, militaires, industriels). Ainsi, seconde aberration de la modernité occidentale, sous le couvert du légitime souci d’autonomie de la communauté des savants, une culture d’impunité s’est installée.

‘La Légende’ est le terme, empreint d’une légère ironie dubitative, qui fut retenu par John Ziman pour désigner une image de la science, où tous ses aspects ont été enjolivés.  À maints égards, la Légende est éloignée des réalités, mais ce mythe complaisant s’est largement imposé dans les esprits et les institutions, pendant les quatre siècles de l’époque moderne. Admettre honnêtement que l’activité scientifique pose des problèmes, et se donner les moyens de les résoudre, c’est affaire de bonne foi et de bonne volonté, et ce sont les fondements de l’éthique des sciences.

En somme, rétrospectivement, ces deux traits de la science moderne: exclusion de la réflexion éthique, et constitution d’une culture d’irresponsabilité, apparaissent comme liés, et issus des conditions historiques (schisme de la Réforme et guerres de religion) de l’émergence de la science moderne. La succession des divorces (entre politique et morale, science et morale, économie et morale), et la conjugaison de leurs effets dans la production des crises du XXe siècle, fournissent une sorte de canevas pour un scénario de l’époque moderne.

Et cette perspective permet de mieux comprendre la cohérence des espoirs investis dans plusieurs processus de révaluation, visant à frayer des voies de sortie hors des impasses antérieures: construction européenne (afin d’atteindre une paix perpétuelle), cour pénale internationale (pour en finir avec les cultures d’impunité), développement durable (en vue de maîtriser les démesures), mouvement éthique dans les sciences.

III. Place de l’éthique

Il s’agit d’abord de situer la science dans ses relations avec la religion, le droit, la politique, et puis la place de l’éthique dans cet ensemble. On parle parfois de ‘sphère’ du politique, du religieux, du judiciaire, etc, mais ici c’est plutôt le terme de ‘secteur’ qui conviendra (pour accord à l’image plane usuelle, où la partition d’un ensemble est représentée sous forme d’un espace divisé en secteurs par des rayons concentriques; voir Figure).

La séparation apparue entre ces divers secteurs (de façon variée selon les régions et les histoires) est une évolution sage. Nul ne peut sensément entretenir de nostalgie pour les formes antiques ou récentes de domination totalitaire (théocratie, monarchie absolue, despotismes divers). Chaque secteur affirme son aspiration à l’autonomie en incluant, dans son ethos professionnel, un souci de défense contre les intrusions abusives venues d’ailleurs. Mais au cours de la modernité occidentale (cf. Section ci-dessus), le processus de séparation s’est produit de manière trop sectaire, en tendant à exclure les considérations éthiques de la politique et de la science. Ce cloisonnement excessif s’est révélé, à l’usage, une mutilation incapacitante: il n’a pas permis de prévenir la montée des désastres et des menaces. Ainsi s’impose désormais de trouver un moyen de concilier le maintien des démarcations légitimes entre secteurs avec un retour de l’éthique (permettant d’assurer cohérence globale et respect du ‘principe responsabilité’).

 

Dans ce schéma, la place de l’éthique est à inscrire au cœur du dispositif: un forum central, espace de rencontre et de délibération collective (situé, de manière symbolique, à l’intérieur du cercle esquissé en tirets, sur la Figure). La description peut sembler anodine, mais les implications suivantes ne le sont pas.

1 – L’éthique ne constitue pas un secteur additionnel. Autrement dit, les secteurs existants, toujours sur leurs gardes, n’ont pas à s’inquiéter de menaces d’empiètement ou d’atteinte à leurs prérogatives propres, venant d’un nouveau prétendant avide de se tailler un domaine.

2 – En revanche, aucun secteur n’est à l’abri du questionnement éthique, et nul ne peut, à cet égard, se targuer d’une position de surplomb, ou d’un statut d’impunité.

 

IV. Éthique et droit.

La définition des droits humains, et la maturation de leur formulation à travers un processus à épisodes où se joignirent et se succédèrent influences religieuses, politiques et juridiques, illustrent bien cette position de l’éthique au carrefour des divers secteurs. Ainsi peuvent être dépassées deux obstructions préalables (souvent lancées en rafale) à propos des relations entre éthique et droit.

– Seule la justice est habilitée à se prononcer sur le permis et le défendu. Et cela suffit. Tout le rester elevé de la conscience individuelle.

– Le droit n’a rien à voir avec l’éthique. Et pourtant, sans disposer de pouvoir normatif, la réflexion éthique collective joue néanmoins un rôle utile (et même important) pour l’application et l’évolution du droit (législation et jurisprudence). Les droits humains sont devenus un socle universel, pour le droit international et pour l’éthique.

V.Éthique et politique.

L’objection la plus commune, à l’encontre du mouvement éthique dans les sciences, se décline sur le mode du: ‘Ça n’a rien à voir avec l’éthique, c’est de la politique’. Dans un pays comme la France, longtemps divisé par les conflits liés à la décolonisation et à la guerre froide, même la défense des droits humains était souvent tenue en suspicion de ‘politique’. Il fallut attendre la chute du mur de Berlin pour que puisse naître une Commission des droits de l’Homme au sein d’une société savante française.

À ce poids du passé, s’ajoute la confusion suscitée par la dualité de sens du mot ‘politique’; politique comme-pouvoir (politique politicienne: enjeux de pouvoir et joutes partisanes; pouvoir régalien: monopole de la violence légale, etc) et politique-comme-débat-public. L’éthique est parfois accusée simultanément de se mêler de la mauvaise politique (en critiquant des abus de pouvoir) et de déranger la bonne politique (en sortant du cadre strict de la démocratie représentative). Noter qu’un reproche similaire est périodiquement relancé à l’encontre de la justice (soupçonnée de débordements insidieux, visant à établir un ‘gouvernement des juges’).

 

VI. Éthique et science.

Le projet de Jacques Monod, visant à purifier un ‘écœurant mélange’, en refondant l’éthique sur la science (selon le modèle de l’éthique de la connaissance), apparaît rétrospectivement, trente ans plus tard, comme une forme extrême de recherche du salut dans la science, et comme une impasse[5]. Face aux menaces de la civilisation technologique, c’est au contraire le souci de rassembler les ressources intellectuelles et morales dans une délibération collective qui s’est affirmé, au cours de la décennie suivante.

Cependant l’éthique est, aussi, un savoir.

Une science des mœurs (éthique descriptive) peut déployer ses investigations, en se prévalant d’une objectivité comparable à celle des sciences politiques. En contraste, les jugements de valeur proprement dits relèvent de l’éthique normative; à partir de ces jugements, des principes et règles sont formulés et des limites sont définies, sous forme de codes de conduite, serments, déclarations, lois, etc. Enfin la méta-éthique, portant sur les conditions de possibilité d’une réflexion éthique collective et d’une argumentation dotée de sens, appartient pleinement au domaine de la philosophie morale. La spécificité de cette composition ternaire (éthique normative, méta-éthique, éthique descriptive) peut être signalée dans cet abrégé: l’éthique est une science, pas comme les autres.

VII. Révolutions scientifiques et révaluations morales.

Dès les débuts de l’ère moderne, les pionniers de la science nouvelle furent conscients de l’ampleur des bouleversements apportés par leurs découvertes. Le concept de révolution scientifique s’est répandu dans le sillage d’un livre influent[6] qui s’est attaché à repérer les traits communs aux transitions majeures, d’origine théorique ou instrumentale, associées souvent à des noms célèbres (tels que: Copernic, Galilée, Newton, Lavoisier, Lyell, Maxwell, Darwin, Planck, Einstein, etc). La notion de révolution scientifique et technique revient désormais fréquemment dans le langage commun, et la réalité perçue des changements observés dans les modes de vie confirme sa pertinence.

Le registre des révolutions politiques (coup d’état, insurrection, émeute) ayant beaucoup perdu de son acuité et de ses anciens attraits (dans les démocraties assagies, du moins), le moment semble venu de porter une attention renouvelée à la notion de révaluation morale (dont la graphie est ici choisie à dessein pour souligner son cousinage avec le terme de révolution). L’accent est mis ainsi sur une transformation des mœurs par la persuasion et la délibération, plutôt que par la violence et la contrainte. Comme les révolutions scientifiques, ces révaluations morales peuvent accompagner des mutations sociales vastes et diffuses. Quelques exemples suffiront pour fixer les idées: abolition de l’esclavage, libération des femmes, décolonisation, principe de précaution.

Cependant, il existe aussi une expérience intime, vécue, de processus de révaluation morale: les passages de l’enfance à l’adolescence, et à la maturité, s’accompagnent de révisions, parfois de conversions. Les images pieuses des légendes enfantines (sur la famille, la caste ou la classe, la nation), les visions idéales qui président au choix d’une profession ou d’un engagement de jeunesse, sont soumises à l’épreuve ultérieure de multiples chocs et tests, au cours d’une existence humaine. Les révaluations morales sont ainsi des processus d’apprentissage, où se mêlent l’agir et le savoir.

Trois phrases du girondin Barnave (en 1791, à propos de l’esclavage) transportent droit au cœur des tensions conflictuelles:

Ce régime est absurde, mais il est établi.

Ce régime est oppressif, mais il fait exister, en France, plusieurs millions d’hommes.

Ce régime est barbare, mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter la main.

 

La prospérité du port de Bordeaux, entre autres, était largement fondée sur la traite des Noirs. Certes, eux ans plus tôt, l’Assemblée nationale avait promulgué que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, mais certains points de définition restaient à préciser: les esclaves sont-ils des hommes ? Les femmes sont-elles des hommes ? Il fallut encore attendre un siècle pour que l’abolition légale de l’esclavage devienne universelle.

L’histoire de ce processus de révaluation aide à situer la place de l’éthique. La contestation du régime de l’esclavage fut d’abord sporadique (rébellions, insoumissions), puis religieuse, avant de devenir un thème philosophique, politique, et enfin juridique. Mais de bout en bout, et à toutes les étapes, l’affaire de l’esclavage fut et demeura, simultanément, une question relevant de la conscience morale.

En somme, ce n’est pas parce qu’un problème passe par des phases de prise en charge politique, ou juridique, qu’il cesse pour autant de relever d’un questionnement et d’une réflexion éthiques. La dynamique de ces révaluations permet aussi de tempérer les pronostics de chaos des convictions morales, ainsi que la résignation associée aux thèses du relativisme culturel. Exemple: l’évolution dans l’espace et dans le temps des législations sur l’interruption volontaire de grossesse n’est pas incohérente; et le moment où se produit un basculement planétaire est repérable à travers les mises à jour de textes internationaux. La formulation du serment de Genève (serment médical, à vocation universelle, institué par l’Association Médicale Mondiale en 1948), révisée à plusieurs reprises depuis lors, le fut notamment en 1983 à propos de l’avortement. Ainsi est-on passé en quelques décennies d’un régime de consensus (sur l’interdiction) à un autre (sur la permission), séparés par une période intermédiaire de désordre apparent, tandis que s’instaurait en fait la transition d’un ordre à l’autre.

Quant au processus de la construction européenne, il fournit, depuis son origine, l’exemple d’un chantier permanent de révaluation morale.

Si l’existence de processus de révaluation morale, à l’instar des révolutions scientifiques, peut être tenue pour admise, il n’est pas moins certain qu’il se produit des phases de régression morale, à toutes échelles et parfois de grande ampleur. Comment contester cette évidence ? Il y aurait mauvaise grâce à le faire, tant

Les cas sont nombreux. Convient-il pour autant de désespérer ? Selon une objection fréquente, venant du sein même de la communauté savante, l’éthique des sciences serait une tâche trop complexe et trop ardue. La science est l’art du soluble, a-t-on dit; tandis que l’éthique serait un art de l’insoluble, dont mieux vaudrait s’abstenir d’emblée. Mais la science n’est pas simple et facile, non plus: si nous parvenons néanmoins à résoudre ses problèmes, c’est parce que nous les prenons au sérieux, à la suite de beaucoup de gens, depuis longtemps. La bonne question n’est donc pas de savoir si la réflexion éthique collective est facile ou difficile, mais si nous l’abordons avec le soin requis.

VIII. Évidences et réticences

Entre éthique et science, il y a des parentés de démarche. La science, c’est se donner les moyens d’approcher la vérité. L’éthique, c’est se donner les moyens d’approcher l’agir juste. Ethique des sciences et recherche scientifique participent d’un même projet rationnel: rapporter les effets à leurs causes réelles et véritables. Causalité naturelle, responsabilité sociale: même si la tâche d’élucidation s’avère difficile, une même exigence est en jeu. Dieu se rit des créatures qui déplorent des effets dont elles continuent de chérir les causes.(Bossuet)

Le questionnement éthique est source de créativité pour les sciences. Car il soulève quantité de problèmes importants qui appellent des compléments d’étude et ouvrent ainsi de nouvelles voies à la recherche.

L’évaluation de la qualité est une composante essentielle pour le bon fonctionnement de l’entreprise scientifique. Le mot même d’évaluation renvoie à des valeurs, parmi lesquelles les valeurs morales ont leur place, à côté d’autres (économiques, etc). Et dans la pratique de la recherche scientifique, il existe une sorte d’enchaînement cohérent menant de l’évaluation à l’éthique, de l’éthique à la confiance, de la confiance à l’efficacité. Quant aux réticences envers le mouvement éthique dans les sciences, elles sont nombreuses: certaines sont générales, d’autres spécifiques au milieu scientifique. Réticences générales envers les contraintes sociales de tous ordres (y compris, éthiques et juridiques).

À cet égard, la description de Braudel concernant les trois étages de la société dans leurs relations à la loi, est également pertinente pour notre propos:

« Le premier étage est celui de la subsistance, le second celui de l’échange ‘à vue humaine’ et le troisième celui de l’économie-monde. Le premier et le troisième étages n’obéissent pas à la loi (le premier parce qu’il n’en comprend pas le sens et le troisième parce qu’il se considère au-dessus des règles). Seul le deuxième étage, celui de la majorité des citoyens, reconnaît la légitimité des contraintes sociales ».

Réticences envers les notions mêmes de liberté et de responsabilité individuelles, qui suscitent des réserves secrètes et profondes. Paradoxalement, la science qui fut d’abord perçue comme un moyen de libération hors des anciennes fatalités (inertie, tradition) est devenue source d’un néo-fatalisme (résignation déterministe: on n’arrête pas le progrès).Réticences enfin, motivées par un souci de désencombrer les accès à la création. ‘On ne peut pas se battre dans la compétition scientifique avec une main liée dans le dos’. L’accent mis sur la productivité amène à rejeter toute autre considération: réfléchir devient une perte de temps individuelle, délibérer une perte de temps collective.

Quelle attitude adopter face à ce heurt entre évidences et réticences ?Peut-on se contenter d’insister sur les premières, en ignorant ou en affectant d’ignorer les secondes ? Tout au contraire, notre proposition se formule ainsi: les objections sont consubstantielles à la réflexion éthique.

À propos de l’éthique, l’objection la plus constante est, non sans fondement, le soupçon d’hypocrisie. Admettre la pertinence de ce souci, et le conserver en permanence à l’esprit, fournit une meilleure sauvegarde que de s’en offusquer.

En l’absence de réflexion éthique collective, la place n’était pas restée vacante: elle était, et demeure largement, occupée par la triche. Sans vergogne, spontanément, bon nombre de gens conçoivent l’éthique comme une continuation de l’exercice antérieur par d’autres moyens, et donc comme une forme supérieure de triche. La dissension est forte, et inévitable, entre ceux pour qui tricher dans une instance éthique est un comble d’habileté, et ceux pour qui c’est un surcroît d’indignité.

De même qu’une injustice infligée au nom de la justice éveille un salutaire sursaut d’indignation, les espoirs mis dans le mouvement éthique reposent entièrement sur le redoublement de honte que l’hypocrisie, dans une instance de réflexion morale, doit susciter. De manière générale, les objections à l’éthique lui sont en permanence nécessaires; les écarter ou les ignorer, c’est amoindrir les défenses contre les perversions.

IX. Concours de la science à l’éthique

Après avoir mentionné divers apports de l’éthique à la science, le tour est venu d’insister sur le concours que la science peut prêter à l’éthique. À vrai dire, l’inventeur Nobel en créant le prix de la paix, dans le sillage des trois prix scientifiques (physique, chimie, médecine), avait déjà ouvert une piste en cette direction. Et la vie du physicien Andrei Sakharov (lauréat du prix de la paix 1975) constitue un exemple fondateur. Ayant mené, sans compromission ni complaisance, un processus de révaluation morale de magnitude inouïe, Sakharov fut réduit à la solitude d’un exil semi-carcéral. Mais il a survécu (tout ce qui lui a permis de survivre mérite attention) et la postérité lui a rendu justice.

En science, on peut avoir raison seul. Et seul d’abord, parvenir à convaincre par la persuasion. Tout chercheur ayant fait ne fût-ce qu’une contribution, à la fois originale et inattendue, sait la fragilité de la vérité naissante, et son besoin de protection. Après avoir pu traverser certaines de ces adversités, on ressent émerveillement et gratitude, pour ces mœurs de la communauté savante qui permettent (quelquefois, du moins) convergence de l’attention, discernement de la qualité et juste reconnaissance du mérite.

Le paradoxe de Sakharov est que son génie scientifique, portant sur des domaines ésotériques de la physique théorique, fut tôt reconnu par ses confrères académiciens qui, dans leur majorité, n’en avaient pas une compréhension directe (mais une chaîne de confiance fonctionnait de proche en proche), tandis que sa rectitude morale, à propos de thèmes dont chacun pouvait appréhender la pertinence et le bien-fondé, lui valut un isolement grandissant, quinze ans durant (jusqu’au temps de la perestroïka de Gorbatchev). Le mouvement éthique dans les sciences ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui, sans l’exemple donné par la vie héroïque de Sakharov.

Dans les diverses branches de la science (y compris en mathématiques), il est bien connu qu’élargir les dimensions d’un problème permet parfois de trouver des solutions qui ne sont pas accessibles autrement, en un cadre trop restreint. En l’occurrence, la proposition est ici de résoudre simultanément deux problèmes si difficiles que chacun séparément paraît insoluble : promouvoir la réflexion éthique dans les sciences (à rebours de la séculaire culture d’impunité entretenue par la Légende) et sauver les humanités en phase de massif oubli (grâce au rétablissement d’une circulation vivante entre les deux cultures, littéraire et scientifique).

En somme, il s’agit d’aborder l’éthique des sciences avec l’esprit de sérieux (au sens propre: continuité dans le temps) qui fut si fécond pour le progrès des connaissances: effort intellectuel, recherche persévérante de la qualité, attention aux travaux et talents originaux.

X.Les deux cultures.

Le thème du fossé entre les deux cultures (sciences et humanités) peut être perçu comme une poursuite de l’opposition pascalienne entre les deux ‘esprits’ (esprit de géométrie: sciences exactes; esprit de finesse: étude de l’homme). Ce débat a repris neuve et vive ampleur, à l’occasion d’une Conférence prononcée à Cambridge, en 1959, par C.P. Snow[7]. Physicien de formation, Snow était administrateur scientifique par métier et romancier par vocation. Il était donc bien placé pour mesurer l’ignorance béotienne des gens de laboratoire pour les humanités, et la profonde méconnaissance de la civilisation scientifique et technique par les gens de lettres.

« Dans notre société (je veux parler de celle des pays développés du monde occidental), nous ne pouvons même plus prétendre avoir ne fût-ce qu’un simulacre de culture commune. Des personnes ayant reçu la formation la plus intensive qui soit sont désormais incapables d’entamer, sur le plan de leurs préoccupations intellectuelles majeures, le moindre dialogue. Ce fait est grave: il met en danger notre vie créatrice, notre vie intellectuelle et, surtout, notre vie tout court. Il nous amène à interpréter le passé de travers, à méjuger le présent et à nous interdire tout espoir en l’avenir. Il freine, voire paralyse, nos initiatives les plus constructives ».

Observateur de cette coupure grandissante, dommageable pour les deux groupes, Snow exprimait cependant une nette préférence. Selon son jugement, les littéraires, par leurs attitudes rétrogrades d’opposition à la société industrielle ainsi qu’aux idées démocratiques, avaient mis largement leur poids du mauvais côté, préparant ainsi le pire; tandis que les scientifiques, engagés dans la révolution scientifique succédant à la révolution industrielle, offraient les seules chances d’apporter prospérité au monde, et d’y réduire les inégalités entre riches et pauvres.

Dans des commentaires ultérieurs (en 1963), Snow formula l’espoir que, grâce à des réformes de l’enseignement et à l’émergence d’une troisième culture, certains parmi les sujets les plus doués puissent être amenés à prendre conscience « de leur capacité à porter remède aux souffrances de leurs frères humains, et de responsabilités qui, une fois entrevues, ne sauraient être éludées ».

XI. Comment faire en pratique ?

Afin de s’orienter (dans la définition de ses modes d’action, à la recherche des meilleures pratiques), le mouvement éthique peut tirer bénéfice d’une revue des premiers essais. Quelques observations comparatives, glanées depuis près d’une décennie, sans aucune prétention d’exhaustivité, m’incitent à présenter ici des avis.

La structure la plus répandue, et de fait la seule référence connue de la plupart des gens, est celle du comité d’éthique (comprenant environ une dizaine de membres, parfois moins, parfois davantage). Quant à la démarche suivie (composition du comité, champ thématique, modes d’intervention), deux orientations opposées (cantonnement, ouverture) procèdent de conceptions divergentes sur la place de l’éthique.

En France (c’est aussi le cas dans diverses instances internationales), la tendance initiale fut au cantonnement. La crainte de possibles débordements incite à tracer un périmètre strict, permettant de se prémunir par avance contre tout ce qui sortirait ‘hors des limites de l’épure’. Si besoin est, le cadre sera encore restreint, afin d’éliminer les dangers d’égarement ou de dissension. Certes, c’est là une façon de converger vers un consensus, mais souvent sur si peu, que gagne l’ennui et périt l’intérêt. Fort logiquement, une telle stratégie du cantonnement est associée à une vision de l’éthique comme secteur nouveau, dès lors placé sous haute surveillance afin d’exclure tout risque de déranger les secteurs et pouvoirs existants. Cette approche peut être adoptée soit par l’institution-hôte, soit par les membres du comité (se donnant à eux même une ‘charte’), soit par conjugaison des deux.

Selon mes observations, la proportion de membres qui se trouvent dans un comité d’éthique par erreur (une telle nomination, comme une décoration, ‘ne se refusant pas’) et qui se contentent d’observer sans apporter d’impulsion, se situe entre un tiers et deux tiers. Ainsi lestée, l’embarcation est peu mobile, et déjà près de s’échouer.

C’est donc tout différemment qu’il convient, à mon sens, de procéder. D’abord, la composition du comité ne devrait pas être laissée aux jeux du hasard et de la diplomatie. Au lieu des usuels critères vagues (notabilité, incontournabilité), incitant les membres à conserver une pose avantageuse, il est préférable de choisir des personnes ayant fait preuve des dispositions suivantes:

– bonne foi, bonne volonté,

-souci sincère de fair-play entre disciplines, régions, cultures, genres et générations.

Porter attention à ces traits de caractère permet de repérer des éléments dotés d’élan, et d’un esprit d’ouverture et de générosité. Sur la base commune de ces valeurs partagées, chaque membre est alors invité à présenter librement, sans contrainte aucune, sa perception personnelle des priorités, et ses propositions pour y faire face. Les mérites de cette méthode sont multiples (même dans un comité ayant été composé au départ de bric et de broc, comme c’est le cas pour la plupart des comités internationaux). Une décantation entre éléments actifs et passifs ne tarde guère à s’instaurer, et les échanges entre membres actifs se révèlent stimulants. Cette stratégie relève d’une conception ouverte de l’éthique comme carrefour, espace de rencontre.

Une circulation s’établit alors spontanément entre éthique normative et méta-éthique (comment parvenir à délibérer adéquatement de telle ou telle classe de problèmes), puis entre méta-éthique et science des mœurs, afin d’acquérir des compléments de connaissance utiles (c’est la dimension créative du questionnement éthique), et la boucle se referme avec un retour (désormais mieux éduqué) de l’éthique descriptive vers l’éthique normative.

Noter que les incitations pressantes de l’éthique normative jouent un rôle essentiel pour l’amorçage de cette circulation féconde entre modes de pensée. De fait, éthique descriptive et méta-éthique relèvent de disciplines universitaires dont la tradition est bien antérieure à l’apparition du mouvement éthique dans les sciences, et qui étaient longtemps restées l’apanage de cercles de spécialistes. La montée de problèmes pressants a eu cet effet heureux de mettre en mouvement un nouveau courant d’échanges entre cultures, qui s’étaient éloignées.

Entre les deux méthodes (cantonnement, ouverture), la différence est un peu semblable (mutatismu tandis, certes) à celle qui existe entre mettre des animaux en cage ou les laisser évoluer dans leur habitat naturel. Des chercheurs ont tendance à se sentir vite mal à l’aise, s’ils sont placés dans un environnement confiné qui n’est pas intellectuellement stimulant et gratifiant.

En 1995 naquit l’Espace éthique de l’Assistance publique (Hôpitaux de Paris)[8], une initiative allant bien au-delà de la création d’un comité se réunissant épisodiquement entre quatre murs. De fait, il s’agit d’une structure composite, articulant centre de documentation, cursus de formation, travaux de recherche, conférences-débats, évaluations et propositions, publications. Le terme d’espace suggère bien ses ambitions premières, qui sont celles de l’ouverture et du rayonnement. Ce modèle a été repris récemment, sous formes adaptées, par une grande école (École normale supérieure, Paris); et il a été retenu comme option par un organisme de recherche, le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Si la France peut prétendre offrir, en ce domaine, une conception originale à ses partenaires européens, c’est celle-là.

 

 

Conclusions et perspectives

Les ferments et les éléments (aspirations, traditions, pratiques) sont réunis pour que le mouvement éthique dans les sciences s’épanouisse en un processus de révaluation de grande ampleur. Tout aussi ambitieux et utopiques parurent naguère d’autres projets: mettre fin à l’esclavage, à l’assujettissement des femmes, éradiquer la guerre sur le continent européen.

L’étude de ces révaluations morales (affectant la religion, le droit, la politique, etc) fait partie intégrante de la science; en négliger l’examen serait faire un choix d’ignorance. Et la science ne peut durablement nier les évidences portant sur sa propre gouverne. Un peu partout des initiatives se font jour, et les études comparatives suscitent une émulation fertile; de son mouvement propre, la science est portée à s’inspirer du meilleur.

La nécessité d’une réflexion éthique dans les sciences s’est affirmée, sinon imposée, depuis quelques décennies. Un champ immense s’est ainsi entrouvert, grâce aux efforts de multiples pionniers. Mais dans la pratique des institutions éducatives et de recherche, presque tout reste en ébauche ou en chantier, si bien qu’il n’est guère de sujet demeurant plus actuel que celui-ci. Alors que s’étend et se diversifie, sous l’effet de fortes raisons, le mouvement éthique dans les sciences, le contraste est grand, et stimulant, entre la somme des évidences et la foule des réticences.

Ma conviction, acquise à travers expériences et rencontres, est que la plupart des entraves et objections actuelles peuvent être surmontées, pourvu qu’on veille à inscrire ces thèmes dans un espace de réflexion plus vaste: celui de « la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité ».

Au centre de cette expression, la science (intellect) et l’éthique (morale) semblent lovées, jumelées et comme attelées au service de la paix et de la justice. Or c’est bien dans pareil esprit que ce bout de phrase était apparu dans l’Acte constitutif de l’Unesco (16 novembre 1945). Au nom de leurs peuples, les gouvernements des États déclarent alors:

Qu’une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Cependant, une autre interprétation (à dimension individuelle et non collective) est possible, et complémentaire. L’alliance, en chaque être humain, de l’intellect et de la morale constitue le fondement de sa dignité, et c’est cette alliance qu’il lui convient de cultiver et d’approfondir afin de s’élever, et devenir plus humain.

Après la Grande Guerre fut créée, sous les auspices de la Société des Nations (SDN), une Commission internationale de la coopération intellectuelle, dont le premier président (de1921 à 1926) fut Henri Bergson. L’organe d’exécution de cette Commission était l’Institut international de coopération intellectuelle (1925-1946), qui siégeait à Paris, au Palais-Royal. Parmi ses participants divers, Bergson, Valéry (né en1871, d’ascendance italo-corse), Einstein, Freud, Tagore, Marie Curie, Gabriela Mistral, Salvador de Madariaga, Aldous Huxley, Thomas Mann, Miguel de Unamuno.

Pendant deux décennies, ces voix animèrent une résistance de l’esprit contre les brutalités montantes, en un combat dont l’enjeu essentiel pouvait se résumer, précisément en ces termes: la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

En 1934, lors du tricentenaire de l’Académie française, Paul Valéry prononça un discours lucide et inspiré, où sont fermement dessinés les motifs d’une réflexion éthique collective (trop longtemps délaissée au cours de la modernité occidentale):

« Je m’assure […] que les mœurs, les formes, la vraie valeur des hommes et des idées, l’éducation générale, toutes choses qui mériteraient d’être réfléchies et qui sont livrées à présent à l’improvisation, au hasard, au moindre effort, seraient utilement méditées, et leur état comme leur action représenté aux esprits. Rien de pareil n’existe. Personne au-dessus des partis et des événements — (qui ne sont que l’écume des choses) –, personne d’insensible aux voix quotidiennes, aux effets dramatiques instantanés de la vie publique, aux haines, aux craintes, aux complaisances privées. Tout ce que nous voyons fait cependant concevoir par contraste, l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité, aux passions réelles et simulées ».

Durant l’année 1945, à la sortie des hostilités, prit forme le projet d’une Organisation pour l’éducation, la science et la culture, dont la place au sein du système des Nations-Unies avait été préfigurée par l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations.

Voici pourquoi,  d’un côté le siège de l’Unesco est à Paris, et de l’autre, comment les thèmes de ‘coopération intellectuelle entre nations’ et de ‘société des esprits’ se mêlèrent et muèrent en la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

 


[1] Hans Jonas, le principe de Responsabilité. Une éthique pour la civilsation technologique. Flammarion, 1990.

[2] Gérard Toulouse, Regard sur l’éthique des sciences, Hachette Littératures, 1998.

[3] John Ziman, Real Science: What it is, and what it means, Cambridge University Press, 2000.

[4] John Ziman, Non-instrumental roles of sciences, in “science and Engineering Ethics”, Numéro special: Ethics Issuesin Reasearch Relationships at the University-Industry Interface, Vol 9, January 2003, pp.17-27.

[5] Jacques Monod, Le hasard et la nécéssité, le Seuil, 1973.

[6] Thomas, S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972 ; premières parutions en 1962, et 1970.

[7] Charles P. Snow, les deux cultures suivies de Supplément aux deux cultures, Jean-Jacques Pauvert, collection Libertés nouvelles, 1968.

[8] Le site de l’Espace éthique de l’AP-HP (Assistance publique, Hôpitaux de Paris) permet de prendre connaissance des ses diverses activités) : www.espace-éthique.org.

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