Emmanuel Leclercq.
Février 2014.
Doctorant. Philosophie.
Une des limites de la sagesse Pratique de Paul Ricœur : la cécité morale.
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur clôt son interrogation sur le soi, en réfléchissant sur les implications morales, découlant de la capacité d’agir propre au soi. La discussion qu’il ouvre autour de cette question, est à la fois complexe et étonnante. Ce que dans la tradition anglo-saxonne nous appellerions « éthique », ne représente pour Ricœur, qu’un moment au sein du grand schéma dialectique qu’il propose. Le moment éthique, c’est le moment téléologique, qui est au fondement du moment déontologique ou normatif, et du moment pratique qui suivent dans la théorie ricoeurienne. Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas de critiquer cette théorie, mais bien plutôt de l’examiner pour la mettre à l’épreuve d’une autre perspective, perspective à laquelle Ricœur lui-même nous invite à plusieurs reprises dans ses ouvrages. Autrement dit, il sera intéressant d’assigner les limites de ce que Ricœur, dans Soi-même comme un autre comme un autre, comme dans d’autres de ses écrits plus récents, énonce sur le juste, afin de se demander quelle implications en dérivent pour sa théorie éthique et quelle place peut-on alors accorder à la sagesse pratique.
Nous pouvons considérer cette interrogation sur les limites comme une réflexion sur la dimension kantienne de la pensée de Ricœur, ce que lui-même a caractérisé comme un kantisme non-hégélien, caractérisation que nous pourrions entendre comme l’application à la temporalité d’un modèle de raisonnement kantien. Nous pouvons aussi considérer que cette question des limites découle directement de la méthode d’analyse mise en œuvre par Ricœur, qui est un procès d’argumentation dialectique se déployant entre deux pôles opposés. Le plus souvent, le but d’une telle dialectique est de découvrir ou d’articuler le terme médiateur qui relie ces deux pôles, nous permettant par là-même d’aller d’un pôle à l’autre et réciproquement. Parfois, il est vrai, nous pouvons partir du terme médiateur et le but suivi est de mettre en évidence la structure de polarité qui permet de situer le terme initial. Dans ces deux cas, on ne dispose d’aucune Aufhebung hégélienne qui puisse nous porter au-delà ou à l’extérieur de cette polarité dialectique. Peut-être est-ce dans cette absence de relève transcendantale débouchant sur un absolu a –temporel qu’il faudrait apercevoir la raison pour laquelle Ricœur persiste à se présenter comme kantien, mais comme un kantien post-hégélien. C’est peut-être aussi pourquoi il a été difficile, voire presque impossible, pour Ricœur, de s’affronter directement à la dimension ontologique de sa pensée, en tant que l’être, c’est pour ainsi dire ce qui se situe au-delà des polarités de sa dialectique. Mais ce qui nous intéresse maintenant, n’est nullement un débat sur l’ontologie, mais de résumer l’arrière-plan qui motive la réflexion morale de Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, afin que nous disposions d’un fondement solide qui nous permette d’appréhender ce que présentons comme un de ses limites : la cécité morale.
Le propos de Ricœur dans Soi-même comme un autre, rappelons-le est triple :
En effet, il veut d’abord marquer
« le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet »[1].
Cette visée est déjà présente dans un projet philosophique que l’on peut faire remonter aux essais antérieurs : « Heidegger et la question du sujet », et « la question du sujet : le défi de la simiologie », parus dans Le conflit des Interprétations, ainsi qu’aux travaux de Ricœur sur Freud. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que ce qui se trouve en jeu a été anticipé, ne serait-ce qu’indirectement par le poids méthodologique conféré par Le volontaire et l’involontaire au pôle subjectif. Plus largement encore, nous pouvons considérer que cette question du sujet, devenue la question de soi, fait partie du grand défi adressé par la philosophie française du XXème siècle à la tradition cartésienne ans la mesure où ce que Ricœur nomme « le cogito brisé », apparaît comme central dans ce premier moment de sa démarche. En effet, déjà dans ces travaux sur Freud, il avait évoqué un « cogito blessé ». Mais désormais, le cogito cartésien, dans le meilleur des cas, n’est que l’indicateur de l’idée de perfection, quelque chose qui pourrait se rapprocher de l’idée kantienne régulatrice que nous ne pouvons jamais complètement atteindre. Dans le cas extrême, le cogito n’est qu’une vérité vide et stérile, de laquelle rien ne procède, sauf à s’en référer à un au-delà du cogito. Dans les deux cas, le cogito perd son privilège d’être au fondement, tant du savoir philosophique que de la connaissance de soi. C’est pourquoi, la question du soi est d’une telle importance si l’on souhaite dépasser le modèle cartésien, autrement que par une simple inversion de sa présentation essentielle, par exemple en posant un anti-cogito.
La seconde étape vers l’assignation d’une dimension morale de soi, tourne autour de la notion d’identité, dont le foyer est l’idée d’identité personnelle. C’est ici que Ricœur introduit la distinction capitale entre ce qu’il appelle l’identité-idem et l’identité-ispe, pour déployer la question : qu’est-ce qu’être soi-même ? L’identité-idem s’applique à ce qui est toujours le même, tandis que l’identité-ipse se rapproche ce que nous pouvons appeler une identité narrative, c’est-à-dire l’identité d’un personnage que nous pouvons identifier comme le « même » personnage à travers les méandres d’une histoire qui se déploie dans le temps. C’est ce dernier mode d’identité qui est essentiel à l’identité –idem, par le fait-même que notre existence est une existence réelle, donc marquée par un caractère globalement stable. Ce que nous entendons finalement pas caractère, signifie l’ensemble des dispositions qui perdurent, par lesquelles quelqu’un peut être reconnu : comme le dit Ricœur, c’est le « quoi » du « qui »[2]. Autrement dit, notre identité est une identité qu’il faut découvrir, à la manière dont nous découvrons l’identité d’un personnage dans un récit. Dans la mesure où cette identité porte toujours l’empreinte d’une interprétation dans les limites de laquelle elle s’inscrit, nous pouvons considérer qu’elle constitue la clé d’une herméneutique du soi, à la différence de la thèse de l’intuition immédiate ou de la coïncidence avec l’égo cartésien dans sa forme pure ou ses dérivés. Donner sens à l’identité personnelle de cette manière revient également à nier la position d’un anti-cogito (comme négation de la subjectivité et du soi), tendance que Ricœur trouve largement répandue dans la philosophie contemporaine, par exemple chez Nietzsche et sa tradition. Nous retrouvons ici de fait la volonté d’identifier, entre des pôles apparemment opposés, une quelconque médiation située entre les extrêmes et qui ne saurait qu’asymptotiquement les rapprocher.
Le soi interprété qui se découvre par la réflexion répond à la question « qui ? ». Il y répond en fait d’une quadruple manière et nous nous trouvons ainsi conduits au niveau de la moralité et, enfin, à la question de la sagesse pratique. Les quatre questions auxquelles il répond sont successivement : qui parle ? Qui agit ? Qui se raconte ? Et enfin, qui est le sujet moral auquel des actions peuvent se trouver imputées ? En effet, à la lumière de la contribution qui nous vient de la philosophie de l’action, le soit peut exister comme un être capable, un être capable d’action, donc comme un agent responsable de ses actions. A cet égard, nous nous pouvons brièvement résumer les propos de Ricœur, en mettant en évidence que, par rapport aux trois premières questions, nous pouvons isoler une séquence analytique qui prend son départ dans la philosophie du langage, pour s’avancer vers la philosophie de l’action, et enfin déboucher sur la question de l’identité personnelle conçue comme identité narrative. C’est sur cette base que nous pouvons introduire un questionnement sur les déterminations éthiques et morales qui nous porte jusqu’au point où nous pouvons formuler une question-limite qui serait la suivante : où trouver la borne de ce réseau complexe de concepts qui se rapportent tous les uns aux autres, mais dont l’unification résiderait plutôt dans une unité analogique que dans un fondement définitif ? Car le soi interprété se trouve lui-même pris dans un réseau dialectique englobant, qui intervient en complément de la dialectique du soi et de la mêmeté. Il s’agit en effet de la dialectique du soi et de l’autre que soi, à l’intérieur de laquelle l’altérité est nécessaire à la constitution du soi dans son sens plein. C’est à ce niveau que la dimension morale entre naturellement en scène, mais il faut souligner qu’elle s’enracine dans des niveaux antérieurs : par exemple, dans l’imputabilité de nos propres actions et dans notre capacité à faire lien avec l’avenir, par la promesse faite et tenue.
C’est donc le récit, une fois de plus, qui constitue l’étape du soi raconté, en se trouvant à l’articulation de l’interrogation sur la théorie de l’action et la théorie morale. Il en va ainsi car le récit de l’action, de l’action d’un soi, conduit à élargir le champ pratique dans sa dimension temporelle que dans sa dimension spatiale. En outre, pour Ricœur, le récit n’est jamais moralement indifférent, ce qui ajoute une détermination supplémentaire à la séquence que nous avons tenté de décrire ici. Dans une histoire, l’action et le personnage sont intimement liés, sur le mode d’une tension qui répond à la tension entre concordance et discordance dans la mise en intrigue de n’importe quelle histoire :
« La personne comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses « expériences »[3].
Cependant, certaines personnes de ces expériences envisagées dans le cadre de la théorie de l’action, ont une durée plus longue, par exemple quand le lève mon bras. Cette durée comportant des enchaînements complexes d’action, exige l’expansion du champ pratique, conformément de la complexité impliquée par ces formes d’action que l’on peut raconter avec leurs réussites et leurs échecs. Ce champ pratique pourrait-être considéré comme équivalent soit à l’histoire de la vie d’une seule personne, soit à l’histoire de la vie d’une Peuple, soit l’Histoire comme totalité. C’est un point certes très important à souligner si nous nous posons la question d’un remède à apporter à la cécité morale. Pour le moment, il nous suffira de souligner que c’est notre capacité à bâtir notre existence à partir de récits qui nous permet de baliser et d’explorer le champ pratique, et de nous doter d’un ce fait une cartographie. Mais l il faut ajouter, que mes cartes sont toujours circonscrites, d’où l’importance de mettre en évidence des cas limite, ne serait-ce que pour reconnaître où sont les bords, ou les frontières.
Le dernier maillon qui relie le soit narratif à la réflexion morale c’est, comme nous l’avons déjà avancé, notre capacité à faire des promesses. Ricœur souligne l’importance de cette capacité en tant qu’elle constitue une autre manière de faire advenir une concordance fragile entre tous les éléments hétérogènes qui peuvent figurer dans un récit : personnages, situations, revirement et surprises, ainsi que le sens d’une fin qui peut-être plus ou moins heureuse. Il ne voit donc aucune rupture méthodologique dans le mouvement de mise en scène des considérations morales dans le cadre même de la réflexion qu’il mène sur le soi, bien qu’en même temps, surgit-là, une nouvelle orientation qui ne se réduit pas aux analyses antérieures. La question « qui » garantie la continuité de la réflexion d’ensemble, tandis que des prédicats tels que « bon » et « obligatoire » introduisent l’élément nouveau qui entre ici en scène.
De nouveau, l’argumentation de Ricœur est complexe, et comporte plusieurs niveaux, et ceci en particulier par ce que Ricœur ouvre un débat avec d’autres penseurs contemporains, tels que Rawls, Walzer, Karl-Otto Appel, et Claude Lefort. Par ailleurs, son usage d’une conceptualité héritée d’Aristote et de Kant, pour articuler son propos lui sert de matrice. Pour discuter de son argumentation, il faudrait alors examiner attentivement comment Ricœur se rapporte aux textes fondateurs de ces deux philosophes,
« sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne »[4].
Nous nous en tiendrons à restituer les grandes articulations de l’édifice conceptuel que Ricœur met en place en le divisant en trois étapes, qui relient un moment téléologique et un moment déontologique, à un troisième moment pratique. Alors que les questions soulevées par les cas difficiles et les conflits font appel à la sagesse pratique comme moyen de résoudre ces difficultés, l’édifice conceptuel se trouve néanmoins maintenu dans son intégralité, même s’il s’agit d’un équilibre fragile. Dès lors que nous saisissons cela, nous pouvons aussi bien parcourir ces trois moments à rebours, et par-là-même, confirmer la cohérence de la dialectique qui se trouve en jeu.
La trajectoire en avant commence au niveau téléologique avec ce que Ricœur nomme la « visée éthique ». Le fondement de l’intentionnalité, qui est ici à l’œuvre, était déjà présent dans la capacité même du soi à être mû par l’intention d’agir, et peut aussi se lire dans sa capacité à s’imputer ses propres actions, même si l’imputation ne lui provient qu’indirectement par la réflexion. Cette visée de l’action, lorsqu’elle devient visée éthique, est désignée par Ricœur, comme
« visée » de la « vie bonne » avec et pour autrui, dans des institutions justes »[5].
Le bien, en tant qu’il définit l’élément marquant, l’horizon à atteindre, donne le coup d’envoi téléologique au modèle. Pour Ricœur, cet idéal d’une vie bonne considéré comme horizon visée présuppose en même temps qu’il engendre, l’estime de soi, dans la mesure où l’appréciation des actions renvoie à leur agent et donc relève de l’estime de soi. Ricœur rapporte ainsi l’estime de soi au caractère réflexif de l’appréciation par le soi lui-même de ses actions. Il y insiste afin de souligner que l’estime de soi ainsi comprise, resterait abstraite si l’on n’introduisait pas la référence à un autrui, également capable de communiquer ses appréciations à propos des actions d’un agent à cet agent, en soulignant à nouveau la dialectique fondamentale entre le soi et l’autre que soi, qui occupe une place centrale dans Soi-même comme un autre. Enfin, cette référence à autrui, reste incomplète aussi longtemps que nous ne prenons pas en considération les institutions.
L’analyse d’Aristote de notre rapport à autrui, pose le niveau de l’amitié comme rapport face-à-face avec une autre personne, où ce qui est en jeu, c’est ma sollicitude pour cet autre qui rend possible et oriente cette relation. Dans cette relation, l’estime de soi peut être complétée par le respect de soi, émanant d’une vie conforme à nos intentions les meilleurs. C’est ici que surgit le problème de la réciprocité, dans la mesure où l’amitié n’est pas unilatérale. D’ailleurs, dès que se pose la question de la réciprocité, entre également en scène, la question de l’égalité, bien que nous ne sachions pas encore pleinement ce que signifie l’égalité et que ne sachions pas non plus qui pourra compter pour un égal. Au-delà de l’analyse positive que nous présente Ricœur, il nous faut mentionner la possibilité négative de la cécité morale, au sens où l’on ne voit pas l’autre comme égal, où, l’on ne « voit » pas du tout l’autre. Néanmoins, pour nous en tenir aux termes de la présentation de Ricœur, il nous faut reconnaître que nous ne pouvons pas engager un rapport de face-à-face avec tout le monde. Au fur et à mesure que le nombre de partenaire augmente, sous sommes renvoyés à l’anonymat de m’autre et à un ensemble de rapport médiatisés par des institutions qui font que nous ne rencontrons jamais l’autre face-à-face avec l’autre, et que nous ne pouvons ne prendre connaissance de l’existence d’autrui que comme membre, ou comme victime de telles institutions. C’est ici même que la question de la justice se pose, comme l’indiquait d’ailleurs l’adjectif « juste » appliqué aux institutions, selon la formule originelle par laquelle Ricœur définissait la visée éthique, dont nous pouvons également dire que nous rencontrons son anticipation : la question de la norme et la question du savoir comment elle « doit » infléchir notre comportement, sont déjà implicites dans l’analyse de l’amitié. C’est pourquoi Ricœur peut souligner que c’est à ce second niveau que l’obligation s’ajoute à la visée téléologique de l’idéal d’une vie bonne et du bien comme bien.
Nous pouvons remarquer que pour Ricœur,
« C’est par des mœurs communes et non par des règles contraignantes que l’idée d’institution se caractérise fondamentalement »[6].
C’est de ce fait ce qui lui permet de distinguer l’usage légitime du « pouvoir-en-commun, de la domination ». Ainsi, sans qu’il soit nécessaire de démoniser le pouvoir, on peut malgré tout reconnaître ses lien avec le mal. Mieux encore, lorsque nous parvenons enfin au niveau de la vie morale et des conflits qui s’y trouvent inévitablement soulevés[7], seule cette volonté de reconnaître la réalité du pouvoir peut nous aider à mieux comprendre pourquoi n’importe quelle solution équitable est nécessairement fragile et sujette à des amendements. Il semble que c’est aussi la raison pour laquelle Ricœur caractérise l’agir humain en général comme inévitablement marqué du sceau du tragique, ce qu’il appelle le tragique de l’action.
A ce niveau de la sagesse pratique, il est intéressant de remarquer que c’est là que de vrais conflits surgissent. Ils peuvent survenir, par exemple, à cause d’un désaccord portant sur les biens sociaux fondamentaux. Ils peuvent se présenter également à cause des différences historiques ou culturelles, qui jouent en ce qui concerne la priorité en matière d’attribution de ces biens, ou dans leur appréciation, ou bien encore être issus des difficultés inhérentes à la vie politique qui touchent à la question de la distributions des bien, et de manière plus générale, du pouvoir politique lui-même. Même la question des fins du gouvernement ou celle de la légitimité d’une forme quelconque de gouvernement peuvent susciter des différends. Dans la lecture que Ricœur fait de Kant, (Kant servant d’emblème au niveau déontologique et Aristote au niveau téléologique), ni le privilège accordé à l’autonomie de la volonté, ni la règle d’universalisation appliquée aux maximes de l’impératif catégorique ne suffisent pour résoudre ces conflits : c’est
« au contraire parce que l’impératif catégorique engendre une multiplicité de règles que l’universalisme présumé de ces règles peut entrer en collision avec les requêtes de l’altérité, inhérentes à la sollicitude »[8].
C’est la règle d’or, analysée en termes de disponibilités par Gabriel Marcel, qui sert ici de terme médiateur et ouvre à la sagesse pratique, seule à même de résoudre le conflit. Sagesse pratique qui, comme nous le dit Ricœur,
« consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception sur demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle »[9].
Sur le plan de la justice, cela veut dire trouver la solution équitable. Mais en même temps, il ne faut pas faire de cette solution une nouvelle règle rigide. Le chemin qui conduit de la sagesse pratique aux nouvelles règles ou à des reformulations de règles déjà existantes n’est ni immédiat, ni direct. Mais notre objectif n’est pas ici d’examiner dans son détail et toutes ses implications, la structure complexe et fascinante que nous proposent les analyses ricoeuriennes. Mais il faut nous tourner maintenant vers ses limites, au moins vers l’une d’elles, que nous pouvons appeler la cécité morale. En effet, en faisant appel à cette notion, il est intéressant de mettre en évidence que parfois, nous ne « voyons » pas qu’il y a une question morale, un conflit ou un dilemme, si bien que la question de la sagesse pratique ne se pose pas. Cela signifie que les personnes n’ont pas toujours reconnu comme situations morales (c’est-à-dire des situations qui requièrent des décisions et une action éthique), ce que nous tiendrions aujourd’hui comme allant moralement de soi ou ayant des résonances éthiques. Il serait intéressant d’ajouter à cette présupposition l’idée que sans cette reconnaissance que ceci est une question d’ordre moral, la question de l’action (celle de l’action juste), ne se pose pas, même si ce que l’on fait ou ce que l’on ne fait pas a bien évidemment des conséquences qui peuvent être ultérieurement jugées comme coupables ou condamnables lorsque la cécité morale a disparu, a été guérie.
En ce qui concerne la cécité morale, je propose l’esclavage, c’est-à-dire l’esclavage comme illustration d’un phénomène que nous considérons aujourd’hui comme moralement répréhensible aux yeux de tout un chacun. Cependant, nous le savons, cela ne fut pas toujours le cas : en effet, dans la majeure partie de l’histoire humaine, c’est le jugement inverse qui semble avoir prédominé. Mais afin que nous puissions mieux comprendre en quoi l’esclavage peut servir l’illustration de ce que nous pouvons appeler la cécité morale, il faut aller un peu plus loin. Du point de vue de la cécité morale, ce qui importe, ce n’est pas que des gens dans le passé aient cru que l’esclavage était légitime, c’est bien plutôt qu’en considérant l’esclavage, la plupart d’entre eux ne l’ont pas considéré comme un phénomène qui renvoyait à une décision morale ou à une application de la sagesse pratique, ou encore à la justice ou à l’injustice.il faut cependant rappeler que l’esclavage est un phénomène complexe, qui a une longue histoire très compliquée. Nous ne pouvons pas tout simplement identifier, par exemple, l’esclavage tel qu’il a existé aux Etats-Unis à l’esclavage tel qu’il a existé dans l’Antiquité, en Grèce ou à Rome. De même, du point de vue de la recherche historique, nous ne pouvons pas dire que nul dans le passé n’a été contre l’esclavage. L’Histoire ne peut pas dire grand-chose, par exemple de ce que les esclaves ont vraiment pensé. Mais de notre point de vie d’aujourd’hui, nous nous demandons pourquoi ceux qui ont contesté l’esclavage n’ont représenté qu’une petite minorité et pourquoi leur pensée n’a pas eu un impact plus important. D’ailleurs, l’esclavage pourrait encore exister : beaucoup disent qu’il n’a pas encore complètement disparu.
Nous ne sommes pas ici pour analyser l’esclavage, mais il semblait être un exemple intéressant pour notre travail, du fait qu’il promeut toute une force, appelée la cécité morale. De plus, cette notion peut servir à marquer les limites de l’analyse de la dimension morale du soi que Ricœur prend pour fondement de son interrogation sur la justice et sur la sagesse pratique. En quoi est-elle utile ? Pourquoi, si nous suivons la maxime de Ricœur lui-même, est-ce à nous même qu’il incombe de chercher des limites ? En suggestion de réponse, nous pourrions examiner ce que la reconnaissance de la limite ajoute à ce parcours d’aller et retour caractéristique du raisonnement dialectique, tel que Ricœur nous l’enseigne. Etant donné que nous avons déjà opéré le mouvement en avant, suivons avec Ricœur le chemin de retour pour apercevoir quel éclairage notre désignation de phénomène de la cécité morale apporte aux propos de Ricœur.
Au niveau de la sagesse pratique, nous l’avons vu, et même dans le cadre d’une réflexion morale, les conflits sont inévitables. La vie morale est marquée par le tragique de l’action, mais si nous admettons que les conflits sont inévitables, il faut malgré tout reconnaître qu’ils ne se produisent pas toujours. En effet, l’une des raisons de cette situation, est la cécité morale : nous ne voyons pas qu’un conflit existe. A l’extrême, même quand il y a une victime ou des victimes qui crient, nous ne les « voyons » pas comme des victimes. Leur souffrance ne compte pas, parce que nous ne la voyons pas comme une vraie souffrance : la douleur et la faim, oui ; mais une souffrance réelle, au sens de quelque chose qui renverraient à l’application d’une morale. D’ailleurs, nous pouvons être aveugles à notre propos personnels : autrement dit, nous ne pouvons pas être aveugles moralement à l’égard de nos conflits moraux, de nos propres défauts.
Mais alors, que nous révèle notre reconnaissance de la cécité morale à ce premier niveau ? Tout d’abord, nous pourrions souligner que si la théorie morale, telle que nous la trouvons exposer dans Soi-même comme un autre et prolongée par les analyses perspicaces que nous lisons dans le Juste, peut reconnaître l’inévitabilité des conflits qui requièrent la sagesse pratique, et peut nous proposer des hypothèses concernant les raisons pour lesquelles ils peuvent arriver, une telle théorie ne peut cependant pas prédire quels conflits surviendront. Elle ne suffit pas non plus à expliquer pourquoi ils arrivent lorsqu’ils arrivent. Autrement dit, il est difficile d’expliquer pourquoi nous dépassons la cécité morale à un moment donné. Nous pouvons nous emparer des remarques de Ricœur à propos des limites de la politique pour corroborer notre constat. Par exemple, dans l’espace du discours politique, on rencontre toujours le danger d’une usurpation mono-politique qui déterminerait un ordre de priorité entre des revendications qui se font concurrence dans des sphères de justice reconnues. Nous avons déjà fait état du danger que comporte le différend portant sur les fins du gouvernement qui se manifeste encore dans des situations de crise de légitimité. Cependant, il se peut qu’aucune de ces possibilités ne se produisent, et quand elles n’arrivent pas, même une typologie des crises déjà advenues ne saurait épuiser la liste des conflits qui peuvent en fait survenir dans ce domaine. L’histoire, sachons-le à encore la capacité de nous surprendre. Nous pourrions faire la même réflexion à propos des commentaires que Ricœur émet sur les limites d’une éthique de l’argumentation, où le danger des conventions qui passent inaperçues est incontournable. Cette discussion prend ici toute sa signification parce qu’elle fait davantage porter l’accent sur le niveau déontologique que sur le niveau de la sagesse pratique. Nous ne pouvons cependant pas la considérer comme recouvrant la sphère de la sagesse pratique : en effet, elle peut ainsi nous servir de relais dans notre cheminement à rebours, vers cette « région » médiane de a théorie morale de Ricœur.
Avant de réfléchir sur cette « région », avançons tout simplement le fait que la reconnaissance de la cécité morale au niveau de la sagesse pratique, suggère une maxime, qui n’est pas une règle déontologique et selon laquelle (sachant que nous pouvons ne pas remarquer ce qui est important), il faut nous efforcer de la chercher. La seconde leçon, revient à nous prémunir contre la supposition facile selon laquelle nous pouvons toujours reconnaître le mal ou l’injustice quand nous les rencontrons, ou quand nous en souffrons. Si nous avons appris de ceux qui travaillent avec les victimes de la violence, que ce soit à l’intérieur de la famille ou qu’il s’agissent d’une violence dirigée contre les femmes, c’est que souvent, les victimes peuvent se blâmer elles-mêmes, et qu’elle le font de telle manière que cela revient à nier que c’est un problème de justice ou de morale qui se trouve en jeu ; Autrement dit, la reconnaissance de la cécité morale comme limite de la réflexion morale, peut nous enseigner que nous n’identifions pas toujours la véritable victime. En même temps, la thèse de la cécité morale ne nous indique pas comment reconnaître à chaque fois l’injustice, la victime, le cas moral difficile. Elle se résume tout au plus au conseil d’essayer d’ouvrir les yeux, elle exige de nous d’être prêts à avoir les yeux ouverts.
Que se passe-t-il quand nous revenons au niveau déontologique ? Ricœur a bien relevé le problème de la partialité des normes singulières : les conditions (quand et comment ?) d’application des normes, en introduisant une absence d’unité, en appellent à une sagesse pratique en même temps qu’elles nous renvoient vers la visée éthique originaire. Il semble que notre reconnaissance de la cécité morale n’ajoute pas grand-chose, sinon de souligner les limites que l’on peut rencontrer à ce niveau. En un sens positif, la philosophie morale a accompli beaucoup en s’élevant au niveau déontologique, (nous pourrions dire la même chose vers ceux qui se ont privilégié une démarche utilitariste ou conséquentialiste, face à la question d’une morale normative). Cependant Ricœur nous fait remarquer l’étroitesse d’une telle démarche : c’est ce que démontre ma mise en tension que Ricœur lit dans le formalisme kantien dans Soi-même comme un autre. Nous pourrions à propos, évoquer ici même sa critique de l’éthique de l’argumentation[10].
Nous pouvons citer en particulier, la lecture critique que Ricœur propose du critère d’universalisation et de sa fonction dans la pensée kantienne. Il aborde ce critère du point de vue des restrictions qu’il impose à la cohérence à laquelle peut prétendre un système moral[11]. Il semblerait que notre interrogation sur la cécité morale fasse intervenir un autre facteur, et ceci en particulier, si nous ne nous limitons pas aux textes kantiens. Si nous traitions tout le monde selon le principe de l’égalité, il n’y aurait pas de problème irrésoluble. Cependant, l’argumentation de Ricœur, tout comme celle de nombreux philosophes contemporains qui s’occupent de la philosophie morale, vis à établir que ce n’est si évident en pratique, même à l’intérieur des limites d’une dialectique de la réflexion morale. L’argument de la cécité morale, énonce que les choses sont pires encore : à tout le moins, c’est ce qui se passe dans le cas où la cécité morale a pu être surmontée. En effet, nous ne traitons pas toujours autrui comme notre égal, état de choses que la théorie morale ne parvient même pas à expliquer : elle n’aperçoit pas que le simple fait que seuls ceux qui « comptent » soient reconnus, comme digne d’être traités comme des égaux fait problème, jusque dans la pratique, et que la formalité d’un traitement proportionnel ou distributif n’y change rien. En effet, si nous partons des termes de Kant :
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre… »,
La reconnaissance de notre cécité morale, ne nous enseigne-t-elle pas qu’il ne faut pas seulement se demander ce qu’est une personne, mais aussi qui est-elle ? Comme nous nous en apercevons, nous rejoignons ici l’argument qui sous-tend Soi-même comme un autre.
Cependant, pouvons-nous sauver la notion d’égalité comme solution de la cécité morale, si nous en revenons au niveau le plus fondamental, celui de notre visée éthique originaire ? Il semblerait que non, en tout cas, pas en l’absence de référence au mouvement d’aller-retour de la réflexion dialectique. Ce que nous voulons montrer n’est rien d’autre que de souligner que la notion d’égalité est présente dès le commencement, comme l’est aussi l’impératif de découvrir sa propre pensée d’application. Or l’existence de la cécité morale comme fait d’expérience nous dit qu’il n’en est peut-être rien. En effet, nous pouvons parler d’égalité et cependant ignorer ou négliger autrui, qui est moralement là.
A cet égard, il est intéressant de nous référer à Chaïm Perelman qui mène une étude par rapport à la justice. Il opère la distinction entre un niveau formel et un niveau d’application :
« Pour tout le monde, dit-il, l’idée de justice suggère inévitablement la notion d’une certaine égalité ».
De plus il définit
« la justice formelle ou abstraite, comme un principe d’action selon lequel il faut traiter de la même manière les êtres appartenant à une même catégorie essentielle ».
Enfin, il ajoute par la suite, que
« L’application de la justice formelle requièrent l’établissement antérieur des catégories regardées comme essentielle, mais ce n’est pas évident à faire »[12].
L’argument de la cécité morale suggère qu’il faut compléter cette notion de difficulté, par la notion d’imperfection au sens d’un état d’incomplétude. De plus, elle enseigne que ni le niveau de la vidée éthique, ni le système des trois niveaux considéré comme une totalité, ne peut nous indiquer comment reconnaître une telle imperfection. Peut-être nous enseigne-t-elle aussi que par cette traversée en double sens de la dialectique, nous pouvons apprendre à reconnaître l’importance de la question de l’imperfection ainsi que la portée de ses effets et de ses conséquences à chaque niveau d’implication éthique.
Peut-être pourrions avoir le loisir de croire que lorsque nous nous en retournons au niveau de la visée éthique, après avoir rencontré la limite de la cécité morale au niveau de la sagesse pratique, nous apercevons alors que la question de la nature du bien lui-même n’est pas définitivement établie. En un sens formel, nous pouvons avancer que l’idée du bien est bien celle d’une fin qui intègre des fins inférieures. La cécité morale, nous enseigne que notre notion primaire du bien, n’a pas une valeur intégrative aussi importante que nous pouvons le croire, enseignement qu’il faut étendre aux niveaux supérieurs de la norme et de la sagesse pratique. Au niveau déontologique, nous nous trouvons une fois de plus légitimés à ne pas revendiquer trop rapidement la compréhension intégrale de ce qui entre en jeu dans l’universalisation de l’obligation impliquée par la norme. Au niveau de la sagesse pratique, nous découvrons l’exigence d’une plus grande prudence en ce qui concerne le caractère satisfaisant de nos solutions, même lorsqu’elles semblent être équitables. En particulier, il nous faut penser à la durée qui s’y trouve impliquée : recouvre-t-elle seulement un segment de vie, ou bien sa totalité ? S’agit-il de la vie d’un individu ou d’un groupe d’individus, ou encore d’une communauté ? Voir de l’humanité toute entière ? Nos considérations s’appliquent-elle à une durée courte ou d’une manière ou d’une autre, à tout le moins comme visée, à l’Histoire comme totalité ?
Petite conclusion :
Que pouvons-nous dire en guise de conclusion à cette discussion qui avait pour but de montrer en quoi la thèse de la cécité morale peut contribuer à une meilleure compréhension de la réflexion morale développé par Ricœur dans Soi-même comme un autre ?
Nous pouvons soulever trois points :
1) En premier lieu, comme Ricœur lui-même l’a souvent suggéré, il est utile de rechercher les limites et de rappeler que nous avons affaire à des limites Même au niveau de la sagesse pratique, nos solutions, qui peuvent être équitables, sont fragiles et limitées. D’ailleurs, si nous acceptons le modèle de la réflexion dialectique que nous propose Ricœur, nous ne pouvons jamais échapper à de telles limites, même si nous tentons de les éloigner, et même si cette tentative est parfois couronnée de succès.
2) En second lieu, éprouver la limite, nous aide à préserver la dynamique de la dialectique englobante : il ne faut pas penser que nous ayons atteint la fin quand nous accédons au niveau de la sagesse pratique. Sans doute, ne voit-on pas tout ce qu’il y a à voir. De la même manière, si nous refaisons le chemin qui nous reconduit à nos visées éthiques, afin de tenter de les réviser ou les élargir, nous ne pouvons pas en rester-là, simplement satisfaits de nos bonnes intentions. Ces dernières apparaissent trop abstraite et donc incapables par elles-mêmes de résoudre nos conflits moraux actuels, par exemple l’injustice ou la souffrance, qui est ni nécessaire, ni acceptable.
3) Enfin, nous devons également rappeler qu’il y a de la place pour une réflexion sur le mal et sur le bien, et ceci aux trois niveaux de la dialectique mais en évidence par Ricœur. Ricœur en est d’accord dans Soi-même comme un autre, même s’il s’y attarde peu, et c’est d’ailleurs là un thème récurrent dans sa philosophie.
Nous pouvons enfin souligner que notre réflexion sur la cécité morale, peut nous enseigner que le sens le plus profond du mal ne réside pas dans l’incapacité ou le manque de volonté à faire le bien ou à trouver une solution juste en fonction d’un ordre moral donné, mais bien plutôt dans un défaut. Ce défaut consiste à ne pas voir le problème et, en tant que tel, il ne se réduit pas à une quelconque incapacité de notre part, au sens d’une incapacité inhérente, puisque la cécité morales peut-être guérie et a parfois été guérie ou surmontée, du moins jusqu’à un certain point. C’est pourquoi, non seulement il est condamnable, mais nous pouvons et nous devons nous tenir pour responsables.