Articles universitaires

Réflexion sur l’Amitié

L’AMITIE

 

I) L’Amitié

 

1) La beauté de l’Amitié.

 

« Il y a des mots qui font vivre » disait le poète Paul Eluard. Le mot amitié est de ceux là. Difficile cependant d’en parler sans tomber dans la banalité, être taxé d’idéalisme ou suspecté d’ignorer ses possibles dérives. L’amitié comme la musique, est affaire de justesse et d’accord ; elle ne supporte pas les fausses notes ; un jeu outrancier en détruit l’harmonie. Elle n’est pas un commerce agréable et mondain entre gens de bonne compagnie, elle ne se confond pas avec l’expérience de la camaraderie, qui unit les compagnons de travail et de jeu, ni avec la passion amoureuse. Il y a mille nuances dans l’amitié, selon les saisons de la vie, mais toujours un « je ne sais quoi » la caractérise, une saveur unique au cœur et que le cœur reconnaît.

Jean de la Fontaine, aimait à dire : « qu’un ami véritable est une douce chose ». Certes La Fontaine a raison, mais a douceur de l’amitié est bien plus que le charme d’une vie. Ce n’est pas une douceur molle et complaisante pour âmes sensibles, mais une des réalités humaines les plus fortes, une de celle dont l’absence ou la présence, toujours vivement ressentie, fait ou défait la solidité d’une vie d’homme.

« Je n’ai pas d’amis, tous m’ont abandonné ! ». Ce cri parfois entendu exprime une des plus grande détresse qui soit. Elle peut mener au profond de l’abîme, accélérer la destruction de l’être face aux drames et échec de la vie professionnelle ou familiale. Seul, parfois, l’ami véritable peut se faire le prochain de son ami, toucher les plaies vives sans blesser davantage. Il ne se paie pas de mots, ne se répand pas en vaines démonstrations, mais il est là, à l’heure de l’épreuve et du doute. Un ami n’est pas une personne que le vent emporte dans les tempêtes de nos vies, mais il est un roc solide sur lequel édifier, une force pour traverser l’existence, pour bâtir et planter. Comme le soulignera Frère Roger de Taizé : « Un de ses rocs solides, c’est la confiance placée dans un être. Quand cette confiance prend la figure de l’amitié, alors grandi la sécurité et devient possible l’œuvre commune. Bâtir ensemble, non pour soi-même, mais pour les autres, en est la conséquence irréversible ».

Toute amitié naît d’une élection : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Des sujets se reconnaissent et se font mutuellement foi. C’est toujours un honneur, et un bonheur, que d’être l’objet d’un choix et d’y répondre. Cependant cette élection ne saurait être enfermement dans une relation privilégiée et exclusive, sous peine de se détruire. Une amitié exclusive perd sa vitalité et de son goût. Elle devient vite inquiète, habitée par la peur de perdre l’autre, la méfiance, la jalousie, tous les caractères de la passion. Si l’amitié est « le trésor de la vie », sa saveur n’est pas de l’ordre de la jouissance dont parle St Augustin dans « les Confession » : « j’aimais à aimer ». Non désir éperdu de « se faire » des amis ou de les conserver comme bien, mais joie pur d’un accueil de l’autre, non pas ce qu’il va « m’apporter », mais en ce qu’il est.

Cette amitié là, parce qu’elle ne tend pas à la possession, est rendue capable d’accompagner d’autres relations. A juste place, elle peut enrichir les relations de couple, leur donnant un appui et une précieuse ouverture, et de même dans la vie religieuse ou sacerdotale, si elle est bien située « dans le Seigneur », et ne prime pas sur la vérité et radicalité de l’appel au don total, à une vie livrée à tous. Quand à l’amitié spirituelle entre frères ou sœur de vocation dans une même communauté, nous le savons elle est très importante et a pu être décisive à certaines heures de combat ou de crise.

 

2) La Conversation.

 

La joie première de l’amitié est celle « d’une conversation » : on se tourne l’un vers l’autre, dans un vis-à-vis où la parole est essentielle, comme est essentielle la réciprocité. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit confidence, mais elle est toujours confiance donnée et reçue. Nous acceptons de nous livrer en vérité, dans un dialogue qui nous ouvre une altérité savoureuse, goûtée comme un don précieux. L’amitié, ainsi, ne peut vivre que d’une égalité reconnue et d’une différence aimée, sentie comme une complémentarité et une richesse. Cette différence fonde la relation vraie, non fusionnelle. L’autre n’est pas le miroir où je cherche ma propre ressemblance. Même si une certaine conformité de point de vue et des affinités de goûts nous réunissent, nos amis ne sont pas des « clones » de nous-mêmes, mais ils agissent à la manière d’un catalyseur, nous révélant une part de ce que nous sommes, nous ouvrant par leur présence des champs inconnus d’expérience et de réflexion. Ils nous stimulent, nous provoquent, nous amène à des dépassements. Je n’attends  pas d’eux qu’ils me renvoient une certaine image de moi-même ni une approbation béate de tous mes faits et gestes, dans un accord « d’admiration mutuelle » comme le redoutait Péguy. D’eux, j’attends le « don de la confiance et de l’exigence » soulignait Bonnefoy. Indissociablement, la « conversation », si elle est franche et ouverte, est toujours en quelque façon une « conversion », une possible remise en cause qui transforme notre regard, qui ne nous laisse pas indemnes. Nos amis, nous font bouger, évoluer. Avec eux nous cheminons. Avec eux peut se vivre un partage, se construire un projet commun.

J’ai besoin d’amis de plein vent, de pleine terre, à qui rien d’humain ne soit étranger. J’ai besoin qu’ils nous apportent un air du large jusque dans l’univers étroit où je me tiens, et de me sentir avec eux en communion d’humanité ? Nous devons à nos amis les découvertes sans prix. Les richesses ainsi partagées deviennent un patrimoine commun, elles font naître un élan nouveau de vie, de potentialités d’action ignorées, un surcroît de désir de communiquer. Des amis on reçoit, aux amis on voudrait donner, et jusqu’à cette joie essentielle et indicible qui  nous habite et nous fait vivre, pour qu’aucun n’en soit privé.

 

3) Des visages innombrables.

 

Imprévisible, l’amitié a autant de visages que nous avons d’amis. Relation unique avec chacun, elle dépasse les barrières de l’âge ou du sexe, des cultures ou des religions. Il faut alors, pour se rejoindre, s’apprivoiser les uns aux autres, apprivoiser ce qui en l’autre l’est étranger, sans nier ni gommer cette « étrangeté », ni me renier moi-même. La connaissance se fera progressive et au prix d’un souci permanent de vérité et d’accueil, comme elle le fut de manière si profonde entre les moines de Thibérine et leurs voisins musulmans.

La capacité à entrer en relation d’amitié avec beaucoup est un don, mais ce don en nous peut grandir. Aider les jeunes à prendre conscience des richesses de leurs cœurs et de leurs affectivités sans en voir peur, leur apprendre à les ordonner sans les réduire, et à les développer sans en être encombré, est une tâche majeure de toute éducation. Si nous ne laissons pas se racornir en nous cette capacité immense de don et de relation, elle s’accroît et se déploie avec les années, elle devient plus juste en ses modes d’expressions, libérée de toute possessivité et, de ce fait, libératrice. L’expérience des Saints nous montre en effet, qu’ une effet qu’une vie spirituelle authentique élargit le cœur et ses puissances d’aimer. Alors l’amitié n’est plus le rêve adolescent du « seul à seul », entre tous élu, elle peut devenir comme un climat de vie, au gré des rencontres, au gré de la grâce. Le cercle des amis s’ouvre, il gagne en étendue, en profondeur et en délicatesse. Heureux sommes nous si nous pouvons faire surgir de notre mémoire les visages innombrables et divers qui ont laissé en nous, à un moment ou à un autre : les amis de l’enfance, avec qui nous avons partagés milles complicités joyeuses, retrouvés parfois bien des années plus tard, ( les mêmes et cependant autres, parce que la vie nous a changés)

 

4) Un lieu de discernement.

 

Comme toute expérience, la relation amicale est un lieu de discernement. De quelle  amitié s’agit-il ? Que cherchons nous en elle ? L’amitié a ses confrontation, ses échecs ; elle a ses contraires que nous connaissons tous : le souci premier de soi, l’indifférence polie de tant de rencontre, l’aversion spontanée, l’animosité qui fait tout prendre en mauvaise part. Elle a aussi ses ennemis internes : l’idéalisation adolescente, qui ne tient pads à l’épreuve du réel, « les forces émotionnelles, obscures ou ambiguë, qui la détourne en passion, la susceptibilité ombrageuse, les interprétations, les soupçons.

Des heurts, des incompréhensions peuvent surgir. Il faut alors parler, se parler, ne pas rester sur un malentendu. Mais il faut aussi savoir se taire, attendre, respecter les silences, la distance prise, même si elle fait souffrir. Se garder de l’aigreur du cœur, croire que les liens défaits peuvent se renouer, respecter que l’ami s’éloigne pour un temps ou pour longtemps. La liberté de chacun est engagée dans l’amitié. Cela implique une loyauté dans les rapports et une discrétion face à la confidence ou au silence de l’ami qui est la marque d’un respect. Pas d’amitié vraie sans ce respect qui tient la bonne distance.

Il peut y avoir comme le sentais bien Péguy, des amitiés orageuses, traversées de réconciliations et de pardons mutuels, mais il ne saurait y avoir d’amitiés troubles, aliénantes ou intéressées. L’amitié vraie, comme les choses les plus hautes de la vie, ne poursuit aucun but utilitaire : c’est là sa beauté. Elle ne saurait servir de tremplin à une carrière (dîner en ville par exemple), ni à une cause. Amitié piégée qui instrumentalise l’autre, l’enferme dans une coalition d’intérêt. L’amitié doit être un lien à la fois fort et léger, qui n’entrave pas, ne retient dans aucune dépendance, affective ou politique. Figure en cela de la manière dont Dieu nous aime.

 

5) L’amitié du Tout-autre.

 

Va-t-on dire que l’amitié se mérite, se conquiert ? Certes pas, il y a en elle une gratuité imméritée et qui émerveille. Elle se garde cependant dans une attention vigilante. D’elle on peut dire ce que St Paul disait de la Charité : elle prend patience, elle rend service, elle ne cherche pas son intérêt. Elle se réjouit de ce qui est bien. Elle fait confiance en tout, crédit à travers tout. C’est dans l’épreuve qu’on la reconnaît. Elle ne juge pas, mais n’a pas peur d’une parole de vérité. Elle ne s’impose pas mais garde mesure et tact en tout. Elle sait taire ce qui ne doit pas être clamé sur les toits et dire ce qui doit être dit. Elle est discrète et jamais importune. Elle ne prends ombrage de rien, ne jalouse pas, ne se compare pas, ne soupçonne pas. Elle se laisse surprendre et étonné, n’a rien de clos ni de figer. Elle sait garder mémoire des bienfaits et laisser la porte ouverte au pardon.

Une telle amitié, nous le savons, est rare et précieuse. Quand elle existe, au moins sous certains de ces traits, elle nous parle de Dieu. Car Dieu fait de nous ses amis. Il nous enseigne par là ce qu’est, en vérité, l’amitié, et comment il s’y engage dans la fidélité d’une alliance jusqu’à dire à Judas : « Mon Ami » à l’heure même de la trahison. « Je ne vous appel plus serviteur (…) mais mes Amis » (Jn 15,15). Parole prodigieuse, proposition qui nous dépasse et nous confond. Le Seigneur emprunte la figure humaine de l’amitié pour nous dire le désir de son cœur. L’amitié du Tout Autre, nous est offerte, un don gratuit et surabondant, sans commune mesure avec ce que nous sommes. Le désir, toujours inassouvi, d’intimité et de communion ni absorption, qui est au fond de toutes  os amitiés, en voici l’accomplissement promis. Et la gratitude absolue nous saisit. Passer de serviteur à Ami, c’est être introduit dans le secret de Dieu, passer de l’ignorance à la connaissance intérieure, au partage du cœur profond. Déjà Dieu parlait ainsi à Adam dans le jardin, « comme un ami parle à un ami ». Et plus loin dans la Genèse, s’interrogeant sur le sort de Sodome et Gomorrhe, Dieu se dit en lui-même : « Est-ce que je vais cacher à Abraham ce que je vais faire ? » (18-17). Abraham mon ami. Et voici que l’ami serviteur va entrer dans le souci du Maître, être associé à la mission de l’Ami.

 

 

II)                            L’amitié aux différents âges de la vie.

 

 

Comme beaucoup de réalités humaines, l’amitié prend des inflexions différentes selon les étapes de la vie. Il est intéressant d’en évoquer l’évolution.

 

1) L’adolescence, âge fondateur.

 

Pour l’expérience commune, comme pour les psychologues, l’amitié éclot à l’adolescence

Auparavant on parle seulement de copain.

Ainsi une étude a montré que les enfants de 8 à 11 ans, ne savant pas différencier réellement l’amour de l’amitié : il se contentent d’affirmer que l’amour, c’est aimer et que l’amitié c’est avoir des amis ».

En prenant de l’âge, ils font appel à un langage plus élaboré qui témoigne d’une perception plus fine des différences entre les deux formes de relation. Des liens forts et durables peuvent bien se forger très tôt, mais au temps de l’enfance, ils s’exprimeront surtout par un agir commun.

Quant aux relations entre garçons – filles, elles sont déjà différenciés : alors que les filles défendent leur point de vue en cherchant à être agréables et sociables (elles sont « collaboratives »), les garçons interrompent et interpellent davantage leur interlocuteur, cherchant à diriger l’échange, veulent contrôler la discussion, et par-dessus tout, s’affirmer. Ils sont « confrontationels ». Jusqu’à quel point ces différences de comportement relèvent-elles de la nature ou de la culture, de l’inné ou de l’acquis ?

Avec l’adolescence, la perception de soi et d’autrui change. La croissance physique accompagnée de la puberté, les nouvelles attentes des adultes, l’élargissements des capacités cognitives, autant de facteurs qui entraînent l’entrée dans un monde différent, et donc dans une interrogation inédite sur soi-même. Selon une expression parlante d’Erik Erikson, l’adolescent est comme un trapéziste qui doit « à un moment où il est lancé à fond, lâcher la prise solide qu’il avait sur l’enfance, pour se saisir vigoureusement de la condition adulte. Dans cet entre-deux angoissant, l’adolescent ne peut plus s’appuyer comme auparavant sur des repères familiers. Il se confie à ceux qui sont embarqués dans la même aventure que lui. »

Les amitiés qui se forgent à l’adolescence vont permettre à la nouvelle identité de se construire : avec les amis, on peut se comprendre soi-même et s’affranchir des adultes sans se retrouver seul ; alors que l’on s’éprouve fragile à soi, le « nous » du groupe est source de sécurité. Alors, garçons et filles se retrouvent en bandes séparées, les premiers pour des activités communes, les secondes pour d’interminables discussions, donnant ainsi progressivement forme à leur identité respectives, masculine d’une part et féminine d’autre part. Ces deux manières de vivre l’amitié à l’adolescence se retrouveront tout au long de la vie : pour les hommes, elle passera souvent pour un agir commun ; pour les femmes, elle s’exprimera par la parole échangée, l’échange pouvant porter sur l’expérience intime.

Avec le temps les groupes deviennent mixtes et des relations amoureuses naissent : avant de pouvoir rencontrer l’autre dans sa différence (sexuelle), il faut d’abord clarifier sa propre identité avec ses semblables. Une étape narcissique précède la découverte de l’altérité. Ce passage du semblable à l’autre dans la genèse de l’affectivité a sans doute quelque lien avec certaines ambiguïtés possibles des amitiés adolescente qui s’orientent parfois vers l’homosexualité (d’où la chasse aux « amitiés particulières » dans certains internats du passé.

La prolongation des études, devenue courant aujourd’hui, est aussi une occasion de se faire de nouveau amis et de différencier davantage relations amicales et relations amoureuses : les mais du lycée ou du collège sont dispersés et parfois perdus de vue, l’université ou l’école spécialisée met en contact avec de nouveaux camarades parmi lesquels de nouveaux amis émergeront ; des couples vont se former, plus ou moins éphémères. Pour reprendre une expression d’Erikson, « le temps du moratoire » s’étire, un temps où l’on hésite entre le provisoire et le définitif. Qu’il s’agisse des relations amicales ou amoureuses de l’adolescence, elles connaissent leurs hauts et leurs bas, y compris les fortes déceptions (manière d’apprendre le prix des relations humaines) : la perte en fait mesurer la richesse ; les raisons de la perte (légèreté ou traîtrise), ouvrent à la dimension éthique de la relation.

 

2) L’entrée dans la vie adulte.

 

L’accès à un emploi et la constitution du couple sont les deux marqueurs principaux de l’entrée dans la vie adulte. Cette période souvent mouvementée se distingue par la prise de distance à l’égard de la famille d’origine et la mobilité résidentielle pour l’accès au premier emploi.

En ce qui concerne les relations amicales, on pourrait caractériser cette période par un double mouvement : une intensification des liens forts (et donc des amitiés véritables) et un élagage des liens faibles (autrement dit des amitiés plus lâches). En devenant adulte, on fait le tri parmi les relations que l’on a engrangées  au cours de l’adolescence. Cela correspond à la tendance générale d’une sociabilité de plus en plus élective à mesure que l’on prend de l’âge.

Cette sociabilité élective n’est pas le simple fait d’un « écrémage » des relations par suite de déménagements successifs qui rendraient les rencontres plus difficiles avec les amis de collège ou lycée. En effet, on s’aperçoit que ceux qui restent dans le cercle des mais ne sont pas nécessairement les plus proches géographiquement. Ce sont ceux avec lesquels on  s’estime davantage en connivence. La sélection est renforcée par l’expérience acquise au cours des années précédentes et qui confèrent aux jeunes adultes une maturité les conduisant à tirer parmi leurs relations.

La formation du couple exerce aussi son influence : si les débuts de la rencontre amoureuse semblent élargir le nombre de relations, dès que le couple s’installe et que commence la vie conjugale, la sociabilité se restreint et se concentre sur la vie du foyer. Ce phénomène se renforce encore avec la naissance du premier enfant, qui réoriente les énergies effectives des parents. On le voit : l’entrée dans la vie adulte a un effet sélectif, et à long terme, stabilisateur sur les relations amicales. Désormais, les changements sont moindres. Pour désigner le réseau relationnel qui accompagnent les personnes au cours des autres temps de la vie, on peut user un terme forgé par les auteurs américains : « le convoi ». Il signifie que « chaque personne se déplace à l’intérieur du cycle de vie, entourée par un ensemble de personnes auxquelles elle est reliée soit en donnant soit en recevant le soutien social. Le convoi d’un individu prélevé dans le temps, est constitué par l’ensemble de ses personnes ». On peut le représenter par des cercles concentriques : ceux qui sont situés le plus à l’extérieur par apports aux relations moins durables  et moins profondes ; ceux qui sont plus proches du centre représentant les relations intimes et permanentes, dont les amis. Même si l’analyse du « convoi » est difficile méthodologiquement, le concept est intéressant par lui-même : il rappelle que chacun avance dans la vie accompagné de relation ayant une certaine stabilité, même si elles peuvent connaître des accidents de parcours.

 

3) Le temps de la maturité.

 

Ce temps de la vie est habituellement bien rempli par les responsabilités familiales et sociales. Par comparaison avec d’autres périodes, il reste donc moins d’énergie à consacrer aux relations amicales, ce qui ne signifie pas qu’elles n’ont pas leur place. Au contraire, elle peuvent être un « havre de non concurrence » dans un monde de compétition.

Au temps de la maturité, les rencontres de couples sont devenues importantes, mais elles n’ont pas forcément un caractère moins intime que des relations interpersonnelles. Quant aux amis personnels, on a souvent déjà une longue histoire à partager avec eux : ces amis peuvent prendre une importance toute particulière dans une continuité personnelle.

Ce sont désormais les qualités personnelles qui importent, plus que l’appartenance au même milieu ou le fait de partager certaines activités, même si celles-ci peuvent être l’occasion de créer de nouveaux liens. En fait, les similitudes des circonstances de la vie peuvent être à l’origine dans la maturité. Mais on choisit ses relations avec plus de discernement qu’au temps de la jeunesse ; il arrive aussi qu’on  en quitte lorsqu’on s’aperçoit de divergences trop importantes.

Les amitiés de la maturité peuvent être aussi le fruit d’un long compagnonnage, (scoutisme par exemple).

Le temps de la maturité peut introduire une nouvelle tonalité dans les relations amicale si les amis acceptent d’affronter d’abord devant eux- même, puis l’un avec l’autre, la conscience nouvelle de leur finitude. En effet, arrivé au milieu de la vie, on a eu le temps d’affronter ses limites, d’essuyer certains échecs, s’éprouver sa vulnérabilité.

Si on est prêt à échanger sur ce registre là, c’est le signe d’une relation solide et profonde. Il ne s’agit pas seulement de partager ses élans et projets comme au temps de la jeunesse, mais de s’accepter tel  qu’on est devenu et de croire que l’on sera accepté ainsi. Avec les amis, on peut « penser véritablement et en profondeur ». C’est pour cela que l’on entend souvent affirmer que les « amis se comptent sur les doigts d’une main ».

Quand Eugène Bianchi parle de foi, il met le doigt sur une vérité profonde, qui vaut pour notre relation avec les autres, comme pour celle que nous avons avec Dieu.. Le théologien Paul Tillich ne disait pas autre chose quand il donnait cette définition de la Foi : « Accepter d’être accepté », et cela, ajoutait-il, quoiqu’on soit inacceptable ». (Le courage d’être, livre de vie, 1971, p 159s). Ce parallélisme entre nos relations amicales et notre relation avec Dieu suggère à quelle profondeur ces relations peuvent jouer dans une vie, y compris avec nos faiblesses. Des deux côtés, on vit la grâce d’un accueil inconditionnel, l’accueil amical pouvant être compris comme une parabole de l’accueil divin. D’ailleurs dans la Bible, Dieu ne craint pas de s’identifier à un ami fidèle (Jr 3,12). Il n’est pas étonnant que les livres de Sagesse fasse mention de l’amitié près d’une centaine de fois et affirme que « l’ami fidèle n’a pas de prix » (Si 6,15).

 

4) Le prix de l’amitié au temps de la vieillesse.

 

A mesure que l’on avance en âge, le convoi s’éclairci mis il en acquiert d’autant plus le prix.

Deux évènements ont beaucoup d’importance dans la vie relationnelle, le passage à la retraite, et le veuvage. Le passage à la retraite modifie souvent fortement les relation que l’on avait bâties au cours de la vie professionnelle, puisqu’on ne rencontre plus quotidiennement les collègues de travail, et donc les amis que m’on s’était fait parmi eux, surtout si la carrière a connu une certaine continuité et si un déménagement s’en suit. Quant au veuvage, il perturbe les relations amicales du couple, le survivant ayant à repartir sur d’autres bases avec les amis communs. Ajoutons y les vicissitudes de la vie, en particulier de la vie familiale (éloignement des enfants, séparations). Le résultat est le suivant : une personne sur trois de plus de 60 ans souffre de solitude. Même si cette réflexion déborde le cadre d’une réflexion sur l’amitié, elle m »rite d’être prise en compte, car elle souligne la disette relationnelle dans laquelle se trouvent beaucoup de personnes âgées.

On comprend alors ici même, l’importance des amitiés conservées ou récemment construite, surtout dans une société marquée par l’individualisme. Dans son ouvrage sur la vieillesse, Erikson remarque que si les personnes âgées auprès desquelles a enquêté son équipe, mentionnaient leurs responsabilités familiales comme importantes au temps de leur vie active, elles soulignent à présent la place centrale occupée par les amis de longue date. Il note que ces amitiés deviennent d’autant plus précieuses que les intimes se font rares. Il ajoute de plus, que le décès d’un ami de longue date peut-être vécu comme une perte comparable à celle du conjoint. En effet, ces amis qui ont accompagné l’histoire de quelqu’un depuis longtemps sont devenu un élément de l’identité personnelle : c’est avec eux que l’on peut partager les moments importants de sa vie : ont est unis par une mémoire commune. Toutefois, il y a des amitiés différentes chez les personnes âgées : certaines ont des attentes irréalistes à l’égard d’amis qu’elles ne trouveront jamais ; mais d’autres s’aperçoivent qu’elles sont devenues très proches des gens qu’elles avaient tenus à l’écart quand elles étaient plus jeunes.

Il est intéressant d’observer que les personnes âgées seules, valorisent d’autant plus leurs relations amicales que les liens avec leurs enfants sont plus lâches. En outre, compte tenu de l’évolution différente de l’espérance de vie pour les hommes (76,7 ans) et pour les femmes (83,8 ans), le nombre de veuve est bien plus important que celui des veufs. Quand on sait l’importance que peut avoir l’amitié pour les femmes, on comprend le caractère crucial de ces relations quand elles se retrouvent seules : il apparaît en effet qu’elles font davantage appel que les hommes à des amies comme confidentes, et ceci en de nombreux domaines.

Enfin, il est évident que les diminutions du vieil âge affectent les relations et en particulier quand les déplacements deviennent impossibles. Alors les rencontres dépendent pour une bonne part des possibilités et de la bonne volonté d’autrui. La situation est encore plus difficile quand d’autres handicaps se manifestent et rendent la communication malaisée, sinon quasi impossible. Mais on peut aussi observer dans certaines maisons de retraite, de beaux gestes de prises en charge ou d’entretien de la « compagnie » qui témoignent que l’amitié peut trouver des voies d’expressions inattendues.

Nous pourrions terminer en soulignant les forces et les limites de l’amitié :

 

  • les forces de l’amitié : elle nous met à l’abris de la solitude. Cette force se bâtit avec le temps, la vie se chargeant d’opérer un tri tantôt volontaire, tantôt su bi.
  • Les limites de l’amitié : Dans chaque relation amicale, il y a sans doute un aspect de nous même, qui ne trouve pas toute sa place. Comme l’a écrit George Santayana, « l’amitié est presque toujours une union entre une partie d’un esprit et une partie d’un autre esprit ».

 

 

III)                         Le corps de l’amitié.

 

 

L’amitié est une expérience discrète. Elle s’avoue rarement d’une manière directe. Elle préfère les expressions indirectes : gestes symboliques, signes de connivence… A la différence du sentiment amoureux qui appelle la déclaration, elle s’accompagne de pudeur sur elle-même, quand bien même elle serait par ailleurs le lieu de confidences intimes. L’écrit toutefois est favorable à son expression. Tout se passe comme si l’absence physique du destinataire favorisait l’aveu explicite du sentiment (Mon cher, Ton frère…)

Que signifie alors cet adjectif ou ce pronom dit « possessif » ? Que dis-je lorsque j’écris à mon ami qu’il est « mien » ou que je suis « sien » ? Certainement pas la possession au sens de propriété pouvant s’appliquer à un objet, ni l’appropriation. Est signifiée ici une appartenance, à entendre comme une forme d’unité, de victoire sur la dualité, de lien reposant sur la confiance, la fiabilité : Tu peux compter sur moi, comme je peux compter sur toi. Plus même, tu vis en moi, comme je vis en toi.

Mais l’on pressent que cette inhabitation mutuelle n’est pas tout à fait celle de l’amour (à entendre comme sentiment amoureux). Celui-ci, et plus encore l’amour conjugal, engage une forme d’unité à laquelle ne saurait prétendre l’amitié. Un des signes de cette différence, est une implication différente des corps. Pourquoi ce signe ? La question peut s’étendre de deux manières : où est la différence entre ce qui est signifié (entre les deux formes d’unités) ? Mais aussi et la question se pose de plus en plus aujourd’hui : Pourquoi maintenir la différence entre les signes eux-mêmes ? Autrement dit, pourquoi la pudeur, la réserve ? Pourquoi en particulier, le corps ne saurait-il pas impliqué dans l’amitié ?

 

1) La rencontre incarnée.

 

Le corps est impliqué dans l’amitié. Il serait erroné de dire  qu’il en est absent. On a pu dire à juste titre que l’amitié est essentiellement harmonie entre deux âmes. Mais ces âmes ne sont pas de purs esprits. Elles sont incarnées. Elles animent des corps, des visages. La rencontre avec un ami est la rencontre avec un visage. Cela se manifeste lors de la joie des retrouvailles. Joie de retrouver un sourire, une voix, une gestuelle. A la naissance de l’amitié et tout au long de son histoire, un aspect du corps de l’autre a pu faire office de catalyseur, de révélateur, de signature corporelle de présence : l’éclat du regard, le timbre chaleureux de la voix, une expression singulière… Tel ami, c’est d’abord tel apparaître, telle manière d’être sans équivalent, tel style (au sens fort su terme, c’est-à-dire telle manière d’appréhender l’espace, le temps, le monde, autrui, la vie. Le corps de l’ami ou de l’amie est aussi un corps sexué. Son visage, sa voix, son énergie ne sont pas neutres. C’est une modalité du masculin ou du féminin, de la virilité ou de la féminité que je rencontre en lui, en elle.

L’expression de l’amitié appelle le langage des gestes. On a trop dit que l’amitié passait essentiellement par la parole (ce qui est vrai), tandis que l’amour-amoureux avait besoin de se traduire par le corps. Gardons nous d’un dualisme entre amour et amitié qui se calquerait sur le dualisme du corps et de l’âme. Aux diverses formes que peut prendre l’amitié, aux différents degrés de sympathie et d’intimité correspondra une diversité des gestes. De la poignée de main à l’accolade, de la tape cordiale à l’embrassade fraternelle, la gamme des expressions les plus variée que les codes usuels de notre culture ne le laisseraient présumer.

Une des raisons pour lesquelles notre culture est pauvre en gestes exprimant l’amitié est l’érosion du regard qui la caractérise si fortement. Certains amis n’osent pas traduire corporellement leurs amitiés parce qu’ils craignent , consciemment ou inconsciemment, que ces gestes soient interprétables sur un registre sexuel. Entre hommes ou entre femmes, cette crainte rejoint celle de l’homosexualité. Dès lors, dépendant de ce contexte, ils vont interpréter eux même comme sexuel, un mouvement qui relèveraient plutôt de l’affection fraternelle et du légitime désir d’exprimer celle-ci.

 

2) La marche et le repas.

 

Si l’amitié habite avant tout la parole, si elle se nourrit du dialogue, il faut bien voir que cette parole et ce dialogue n’ont pas lieu  in abstracto, indépendamment de tout contexte et de toute médiation. Il peut certes arriver que des paroles très importantes, une rencontre authentique ait lieu dans un cadre minimal, dans le pur face à face oublieux des conditions matérielles. Mais comment ne pas avouer que les médiations sensibles aident la parole à naître et à s’exprimer ? Il y a deux moments, deux lieux caractérisant l’amitié : la marche et le repas.

En effet, la marche favorise la conversation. Combien d’amitié ne sont-elles pas nourries de ces « balades » où l’on est côte à côte, distincts mais proches, portés par le mouvement et le rythme accordé des pas ? Ce n’est pas le face à face : le regard se porte vers le paysage qui est à la fois commun et librement parcouru par chacun. La cadence des pas relaie le libre échange des paroles qui, selon les moments, seront abondantes ou laconique, entre deux sujets à la fois séparés et reliés, éprouvant, chacun à sa manière mais en coordination avec l’autre, l’effort à fournir comme le plaisir de respirer. Car, dans la même amitié, la parole n’est pas tout. »Heureux les mains qui goûtent le plaisir de se taire ensemble ». Or, le plaisir dont parle Charles Péguy est précisément celui « de se taire côte à côte, de marcher longtemps, longtemps, longtemps silencieusement le long des silencieuses routes ».

Le repas partagé est un autre moment central, vital même à certains égards, de l’amitié. Cela vaut aussi bien du repas convivial entre amis plus ou moins nombreux, que du repas rituels entre amis intimes. Le fait de manger ensemble, à la même table, la même nourriture, la même cuisine, donne aux échanges verbaux, un enracinement corporel spécifique. Nous puisons ensemble aux aliments qui font  vivre notre corps. Nous nous rappelons que nous sommes des vivants dépendants de la nature. Tout l’être est ainsi impliqué, prenant une dimension spirituelle puisque vecteur de communion, en accompagnant et en favorisant la parole. L’oralité est ainsi impliquée, de deux manières, dont l’alternance opère tout en se faisant oublier ; la circulation des mets s’allie à celle des propos qu’elle vient à la fois interrompre et relancer. Le plaisir partagé, les commentaires sur celui-ci stimulent la parole en même temps qu’il l’incarne .

Certain vont jusqu’à dire que l’amitié implique le désir, entendant ce terme au sens grec d’eros. Anselm Grûn a pu écrire que « l’amitié a toujours une composante érotique », en ce sens que « je me sens attiré par l’ami ». Il y a là matière à débat, étant donné qu’une tradition distingue soigneusement Eros et Philia, réservant le premier terme pour l’amour-passion ou le désir de se fonde l’un dans l’autre et le second pour une relation plus libre et désintéressée. Mais comment nier qu’il y a bien une part de désir dans l’amitié ? Plaisir d’être ensemble, joie de goûter l’harmonie, aspiration à la consolidation d’une unité faite de concorde. Désirer d’avance de poursuivre cette marche commune où chacun est en quête de la vérité de sa propre existence. En ces sens-là, eros et bien impliqué dans l’amitié. Il n’est pas exclu non plus qu’il le soit en tant que sublimation du désir sexuel. Aucune relation n’est absolument étrangère à la sexualité ; c’est avec tout notre être que nous vibrons à l’autre. L’amitié pose ainsi la question de la sublimation, de sa réalité et de sa possibilité.

Mais il n’a pas de sublimation sans renoncement, sans dépassement. De la nécessité de ce dépassement, certain doutent, contestant la frontière reconnue par la plupart jusqu’à nos jours entre l’amitié et l’érotique. C’est ainsi que Comte-Sponville, va jusqu’à écrire : «  ceux qui n’ont jamais fiat l’amour avec leur meilleur(e) ami(e), ignorent quelque chose d’essentiel sur l’amour et les plaisirs de l’amour ». On entend quelquefois parler « d’amitié érotique ». Nous voici donc sur le terrain d’une confusion qui n’est pas souhaitable. En effet, il y a de sérieuses raisons d’affirmer que la mise en œuvre de la sexualité propre à l’amitié n’est pas l’érotisme mais la chasteté.

 

3) Le visage ou la chair.

 

De la rencontre amicale de la mise en œuvre de l’éros, nous changeons de registre. Le corps de l’amitié est le corps-visage, le corps expression. Il est à la fois donné, apprécié et traversé, oublié en direction de ce qui est visé par la parole : le partage, la vérité de soi-même et de l’autre, la présence personnelle. Le corps de l’amitié est un corps lumineux, spirituel, dynamique, porté par l’élan de la rencontre. Après la naissance d’Eros, les choses se compliquent. Le corps n’est plus seulement expressif, reçu dans son apparaître. Il devient « chair ». Sous l’éclat de la peau ou du regard est devinée une profondeur, une obscurité, une opacité. Le regard se trouble et est habité par une tension. La dualité, le partage ne suffisent plus. Il faut l’unité, le franchissement de la distance entre les corps. Dans l’amitié, cette distance est vécue avec bonheur, comme le lieu même de l’échange qui a eu lieu grâce à elle. Dans le désir-eros, cette distance devient douloureuse. Une force pousse (pulse) à goûter directement cette vie que je devine dans la profondeur invisible de la chair. Ma propre chair, le lieu de mon expérience intime de la vie, est remuée. Elle vibre à cette autre vie pressentie. Elle aspire à plonger en elle, à la « connaître » de l’intérieur.

Même si l’amitié est sensible et incarnée, ce qui demeure premier en elle, est la liberté. Elle est d’abord rencontre entre deux libertés. On peut en dire autant de la parole. Dans l’amour amoureux ou érotique, intervient un autre facteur, qui menace parfois de subvenir la liberté : une force. Eros est apparenté, en grâce, à un verbe (erôeein) qui veut dire « sortir », « s’échapper ». Avec cette force, la liberté et la parole devront composer. L’écoute du désir ne se confond pas avec l’obéissance aveugle aux pulsions. Cette maîtrise libératrice des pulsion a un nom : Chasteté. En ce sens, l’amour et l’amitié ont tous deux vocations à intégrer la chasteté. L’amitié   appelle alors une mise en œuvre spécifique de la chasteté, qui est la continence, c’est-à-dire le respect de la distance entre les corps, l’acceptation heureuse de la dualité, le renoncement à connaître le corps de l’autre, autrement qu’à partir de son apparence, de son extérieur.

C’est pourquoi, les gestes de l’amitié ont une signification, une coloration de sens différentes de ceux de l’amour, même lorsque extérieurement ils lui ressemblent. Ils disent un détachement, une dépression. Ils sont marqués au coin de cette liberté essentielle à l’amitié. Alain Cugno a formulé avec beaucoup de finesse cet alliage de possession et de dépossession, commun à l’amour et à l’amitié, mais avec une accentuation différente dans l’une et dans l’autre situation : « l’amour et l’amitié savent que l’autre amitié est à la fois donné et hors de portée. L’amour insiste sur le « hors de portée » et donc fait les gestes de la possession. L’amitié s’installe dans le « donné » et accomplit les gestes de la dépossession ».

 

4) Vers l’union ou le partage.

 

Mais pourquoi, diront certains, maintenir cette différence ? Pourquoi l’ériger en norme ? Vous présupposez ce que vous voulez argumenter. Pourquoi ne pas explorer les voies transversales qui retiennent de l’amitié certains aspect, de l’amour ses plaisirs ? Pourquoi continuer à associer amitié et continence ? N’y a t-il pas là l’héritage d’interdit  dépassés dans une culture affranchie (croit-elle) de la culpabilisation à l’égard du sexe ?

Non. Cette très ancienne et universelle différence me semble devoir être préservée pour plusieurs sortes de raisons.

En premier lieu, il faut bien mesurer le trouble qu’apporterait dans un très grand nombre de relations le fait que toute amitié soit susceptible de devenir, un jour ou l’autre, à l’occasion, érotique. La relation érotique engage dans un degré d’intimité particulièrement fort. Elle suppose maintenant notamment le franchissement des limites de la pudeur. Sa multiplication impliquerait  soit la dévalorisation des actes les plus intimes, soit la raréfaction des amitiés libres et fortes. En d’autres termes, la perte du sens de la chasteté serait à la fois une perte de clarté pour l’amitié et une perte de radicalité pour l’amour.

Chacune de ses formes d’affection, en effet, engage sur une voie de communion spécifique. L’amitié, si elle engage authentiquement l’être, l’engage sous telle ou telle facette de sa liberté, tel moment de son histoire. Centralement libre, elle sera susceptible d’adopter les multiples formes de cette liberté. Elle n’appelle pas l’unicité, l’exclusivité, l’engagement explicite. Elle aura donc les vertus du détachement, de la pluralité, du spontané. L’amour érotique ou amoureux, quant à lui, remue la chair dans sa grande intimité, mobilise l’inconscient le plus profond, engage l’être dans sa totalité. Il est, selon Paul Ricoeur, une expérience d’exhaustivité. S’il veut durer, il appelle un cadre spécifique : la conjugalité, qui elle-même, implique une autre dimension de la liberté, la capacité à s’engager dans une relation exclusive.

L’amour érotique-conjugal est la réalisation substantielle du « toi en moi et moi en toi ». L’image symbolique la plus simple en est celle de ces deux anneaux qui se recoupent. Ta vie entre dans ma vie, comme ma chair entre dans ta chair. L’altérité est respectée (nous ne sommes pas dans la fusion), mais le mouvement vers l’un est central. Porté par le désir, il engage dans une dynamique du « toujours plus », du don total. Si l’amitié vit aussi « le toi en moi et le moi en toi », elle le vit par la pensée, le sentiment, l’affect. Par le cœur, non par le corps. Si dans l’amour, l’unité peut se nommer « union », dans l’amitié elle se nomme « partage », communion fraternité. Elle est une unité médiatisée, par des actes, des paroles, des plaisirs, des joies, des découvertes, la communication sur des expériences spirituelles. Elle n’est pas une union substantielle -laquelle impliquant l’être, son centre, sa chair, ne peut être vécue qu’avec une seule personne. L’image simplifiée pourrait en être celle des anneaux recoupés : toi, moi et, entre nous, ce qui est mis en commun. En d’autres termes, l’amour érotique-conjugal tend centralement vers l’un (tout en intégrant la dualité, l’altérité), tandis que l’amour d’amitié vit centralement dans la séparation (tout en expérimentant l’unité). Proches comme des frères, séparés comme des frères. Des êtres spirituellement frères ou sœurs peuvent être très proches, ils le sont pour la vie, mais leur destin, leur vocation n’est pas de construire leur vie ensemble.

 

5) Une voie de communion spécifique.

 

Tout cela, on l’aura bien compris, se traduit par le corps, à travers la teneur et la signification des gestes et des actes, la place et le statut du corps dans la relation. Si ces deux modalités de l’amour sont différenciées, chacune est animée par des valeurs spirituelles qui viennent d’être suggérées. Le corps de l’amitié sera donc d’autant plus lumineux, libre, dépossédé que le corps de l’amour sera engagé, réservé, respecté dans sa gravité. Et le corps de l’amour conjugal sera d’autant plus signifiant, donné livré que le corps de l’amitié sera pudique, détaché, dépossédé. A l’inverse, si les gestes érotiques envahissent l’amitié, ou si l’amour conjugal est considéré selon le modèle du compagnonnage amical, la clarté et le détachement des gestes amicaux seront troublés tandis que la radicalité d’engagement de l’amour charnel sera affaiblie. La légèreté de l’amitié sera alourdie tandis que la gravité de l’amour sera négligée.

Ajoutons l’intuition d’une affinité entre la différenciation en question et la mise en valeur de la différence sexuelle. Celle-ci passe par la prise au sérieux de la différence entre hétérosexualité et homosexualité. Même si, pour la très grande majorité des sujets, le désir est prioritairement orienté vers l’autre sexe, il n’en demeure pas moins qu’il existe chez beaucoup une part d’homosexualité latente. Or, il se trouve que la plupart des grandes amitiés sont vécues au sein du même genre. Dès lors que toute relation d’amitié serait susceptible de devenir amoureuse, la légitimation de l’homoérotisme serait d’emblée acquise et l’homosexualité latente moins contenue. Si au contraire, envers la moitié de l’humanité, est intériorisée une parole qui relève de l’interdit, posant une limite, cela détermine une première démarcation. Au sein du même genre, les relations seront plus claires, pouvant aller très loin sur le chemin de l’intimité, sans ambiguîté. Il pourra en être de même, heureusement, avec une personne de l’autre genre, mais une vigilance plus grande sera nécessaire.

 

 

CONCLUSION :

 

Le sens de l’amitié peut redonner valeur au mot « chasteté » que certain jugent désuet. Non parce que l’amitié aurait le monopole de la chasteté, mais parce que dans la différence entre amitié et amour se joue le sens de cette vertu. La chasteté est intégration des limites, intériorisation de la différence. Le mot vient du verbe latin castigare  qui signifie « corriger ». Toutes les possibilités de l’amour, ne peuvent pas être réalisées au sein de toutes les relations. Il y a un irréductible de l’amour érotique par rapport à l’amour d’amitié, et réciproquement. Chacune de ses expériences ne vit ses richesses qu’en renonçant à celles de l’autre. Finalement, la différenciation entre ses richesses est la traduction de celle des ressources du corps. Le corps lumineux du visage, n’est pas le corps obscur de la chair.

 

 

 

 

 

 

                                               Lyon, ce 02-02-2010

       Fête de la Présentation de Jésus au Temple

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