Articles universitaires

Statut impossible

14 Juin 2013

FIGURES ET POSTURES DE L’ETHICIEN

Grandeur et limites de l’Institutionnalisation de l’éthique en santé

Université Lyon III.

  

L’Ethicien : un statut impossible ?

  

INTRODUCTION :

 

Marie Hélène Parizeau et Gilbert Hottois,  (professeur de philosophie, à l’Université de Montréal) définissent la profession d’éthicien de la manière suivante :

« les termes éthicien, éthicien clinique, éthicien consultant, bio-éthicien, désignent le spécialiste de bioéthique. C’est  à dire une personne ayant une formation soit en science humaine,  (philosophie, théologie, sociologie, droit), soit en sciences bios-médicales ou de la santé (spécialement médecine, soins infirmiers, travail social), et qui s’est formé aux méthodes de la bio-éthique qui consistent à l’analyse des problèmes éthiques en bio-médecine dans une perspective pluridisciplinaire.  La tâche de l’éthicien serait généralement double : il agirait comme consultant en éthique à l’hôpital en intervenant dans la résolution de cas cliniques difficiles, et il donne un enseignement de bioéthique pour les professionnels de santé »

(Parizeau M-H , Hottois G. Les mots de la bioéthique. Bruxelles : De Boeck-Wesmaël, 1993 ; 189). Il serait donc à la fois dans la pratique et la théorie.

Mais alors qu’est- ce qu’un éthicien ? Est-ce un moraliste ? A-t-il un statut vraiment précis ? Quelle est sa fonction ? (Définition d’un statut : soit l’ensemble des textes qui régissent le fonctionnement d’une société ou d’un groupe. Soit une situation, position d’une personne ou d’un type de personne par rapport à un groupe, à un système. Soit un ensemble de dispositions qui fixe les garanties fondamentales d’un groupe, d’une collectivité).

 

Si un éthicien est un « expert » de l’éthique, alors quel discours tient-il ? Qui dit statut dit « stable». Sa définition est-elle « stable » c’est-à-dire universelle ? Est –il un technicien de l’éthique, un praticien, un théoricien ? Si nous utilisons le mot «éthicien », c’est que derrière celui-ci se cache une fonction, un statut, mais laquelle ? Lequel ?l’éthicien a-t-il un statut universel ?

 

Une éventuelle définition : la définition commune.

La notion de spécialiste n’est cependant pas sans poser de problème (Voir à ce propos l’article de Casarett, et al. Expert in ethics. The authority of the clinical ethicist. In The Hastings Center Report 1998 ; 28 : 6-10),  mais pour commencer, admettons que l’on puisse développer une certaine expertise à travers justement ce que Parizeau et Hottois définissent comme étant une formation

« aux méthodes de la bioéthique qui consistent en l’analyse des problèmes éthiques en bios-médecine dans une  perspective multidisciplinaire ».

Mais ce qui est multidisciplinaire ne reviendrait-il pas à dire qu’il n’est finalement dans plus aucune discipline ? C’est-à-dire qu’il serait une partie dans chaque discipline,  Revient –il à l’éthicien d’avoir sa propre discipline ou bien les englobe t-elles toutes ?

 

En second lieu, cette idée de pluridisciplinarité paraît intéressante et tout à fait essentiel dans la définition même de la profession d’éthicien : en effet les problèmes éthiques posés dans les secteurs sanitaires hospitaliers sont loin d’être une exclusivité du corps médical ou infirmier. Ils concernent tout aussi bien les psychothérapeutes, les travailleurs sociaux, les éducateurs, les aumôniers, que les administrateurs. Une « apparemment » simple question de gestion de l’information peut générer toute une cascade de problèmes d’ordre éthique pour lesquels La solution n’existe pas, ou du moins n’est pas à  portée de main dans l’immédiat. Sur un plan plus large, il n’est pas difficile d’imaginer les véritables dilemmes dans lesquels peuvent se trouver des administrateurs lors de choix d’allocations des ressources dans un contexte de pénurie, situations désormais chroniques partout dans les systèmes sanitaires publics. Ainsi c’est justement à l’intersection de ces différentes compétences professionnelles que doit se situer l’intervention de l’éthicien pour qui un rôle très important consiste à fournir une méthode et une procédure disciplinée en vue de la solution consensuelle d’un problème donné.

 

En troisième lieu, un aspect absolument important dans l’exercice de la profession d’éthicien est son double –rôle à la fois de formateur et de consultant. C’est en effet dans un rapport de symbiose  que la théorie et la pratique s’enrichissent réciproquement.

 

1)    Le praticien 

 

La pratique sans soubassement théorique risque de nuire même à l’éthique prise au sérieux dans la mesure où l’on peut tenter comme on l’a fait finalement depuis longtemps avant la professionnalisation du domaine de mettre sous le chapeau de l’éthique tout ce qui ne relève pas de la clinique (En particulier ici Foppa C. De quelques malentendus courants dans le domaine de l’éthique. Med Hyg 1999 ; 57 : 569-70), du quantitatif ou du médico-infirmier. Il n’est d’ailleurs pas rare de devoir corriger le tir pour ainsi dire de tous ceux et celles qui pensent qu’en éthique toutes les opinions se valent (voir à ce sujet Blackburn P. L’éthique. Fondements et problématiques contemporaines. Québec : ERPI Le renouveau pédagogique, 1996 ; 41-56), et que par conséquent, cela fait du bien de discuter gentiment mais de tout façon la décision, «c’est le chef qui la prend ».

 

2)    Le théoricien.

 

Dans le sens inverse, la réflexion théorique en éthique risque de devenir un exercice stérile si elle n’est pas constamment nourrie par la confrontation pratique aux problèmes réels d’une unité de soin et surtout l’élément central qui doit guider toute démarche éthique en milieu sanitaire : le bien du patient. Concrètement, c’est presque toujours de cela qu’il s’agit : tout le monde veut le bien du patient. C’est donc dans ce cas que l’intervention d’un tiers-spécialisé peut s’avérer utile, non pas tellement sur le plan du contenu que sur la forme.

Lorsqu’une équipe de soins intensifs de pédiatrie doit prendre une décision de poursuite ou d’arrêt de traitement pour un enfant battu par exemple avec des résultats d’ IRM montrant une péjoration et impliquant des dégâts cérébraux majeurs, il est naïf de croire que la prise de décision peut se dérouler en toute sincérité et surtout avec méthode. Dans ces circonstances, en effet, le poids de l’émotion peut l’emporter sur tout autre élément. Peu souhaite s’entretenir avec les parents qui ont battu leur enfant, personne ne veut en faire « un légume », mais personne ne peut vous signer un pronostic avec garantie. Le temps passe et on sait qu’une fois que l’enfant se remet en respiration spontanée si cela se produit, il sera bien plus difficile de réaliser un des deux options. Mais on connaît aussi la plus grande faculté de récupération des enfants par rapport aux adultes, notamment sur le plan cérébral.

Je crois que la centralité du patient dans la pratique de l’éthique en milieu sanitaire doit constituer un guide perpétuel.

 

Lors des consultations, l’intervention de l’éthicien doit donc porter sur la forme comme sur le fond : l’éthicien devrait prendre le plus de distance possible avec son propre système de valeurs si l’on veut être au service du patient et de l’équipe. Ainsi l’analogie avec la maïeutique de Socrate devrait être très importante dans la mesure où il faut déployer tout son savoir-faire, pour faire aboutir les partenaires à un consensus dans le meilleur intérêt du patient.il s’agit en fait de partager la responsabilité de la décision mais surtout de ne pas prendre la responsabilité à la place des autres (cf Birnbacher D. The socratic method in teaching medical ethics : Potentials and limitations. Medicine, Health Care and Philosophy 1999 ; 2 : 219-24).

 

Dans un article portant sur l’autorité de l’éthicien, Casarett et coll. prétendent à juste titre que

«In building consensus on a moral problem, an ethicist is not just negociating a compromise but is contributing to the construction of moral rules and principles that have a genuine claim on us »(Casarett, art. Cit. p.6)  l’intervention de l’éthicien se situe dans le sillage de l’agir communicationnel d’Habermas (cf Habermas J. Theorie des kommunikativen Handels. Frankfurt : Suhrkamp Verlag, 1981), Je serai tenté d’aller plus loin dans l’analogie car au-delà de la démarche discursive en vue d’un consensus procédural,  l’éthique de la communication qui se déploie dans une équipe soignante au moment de la délibération se doit de respecter un certain nombre de présupposés propres à la théorie habermassienne.

 

En effet dans cet exposé, il y a deux doctrines qui s’opposent (donc les deux grandes parties) : celle d’Habermas (et d’Apel) contre celle de Derrida.

 

Habermas : Les travaux d’Habermas l’amènent avant tout à étudier la communication dans le rapport qu’elle établit entre le pouvoir et la technique.

 

Ancien assistant de Theodor Adorno (1903-1969), Jürgen Habermas (né en 1929), qui se qualifie de sociologue bien qu’étant de formation philosophique, est souvent considéré comme le continuateur de la théorie critique de l’École de Francfort (Célèbre école de philosophie du XX siècle qui s’est efforcée de penser des phénomènes comme le progrès technique, l’évolution des arts, les nouveaux moyens de discussion… Elle ne conçoit la philosophie que profondément ancrée dans une pratique sociale et un engagement idéologique déterminé. Habermas est le plus connu des représentants de la « deuxième génération » de cette école). Les travaux d’Habermas l’amènent avant tout à étudier la communication dans le rapport qu’elle établit entre le pouvoir et la technique. Habermas est surtout l’un des penseurs de l’éthique de la discussion, éthique qu’il extrait de la philosophie kantienne (Cf. Les Carnets du Temps n°22, nov. 05, Kant, le droit). La morale de Kant est centrée sur l’impératif catégorique qui impose à chacun de faire un retour sur soi afin de vérifier si telle action est morale ou non : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une loi universelle ». Seule l’action pure, réalisée sous l’influence de la « bonne volonté », peut se valoir d’être morale. L’intention d’une action est plus   importante que l’action elle-même. Une telle morale a un fonctionnement centré sur l’individu et coupé de la réalité qui nous entoure. Si Kant est le tenant de la rationalité instrumentale, Habermas est celui de la rationalité communicationnelle : seraient morales les normes qui recueilleraient l’accord de toutes les parties concernées en tant qu’elles participent à une discussion pratique (Dans le jargon philosophique, « pratique » est synonyme de « moral ».). L’impératif catégorique, strictement relatif à chacun (interne), sort de l’individu pour s’extérioriser vers la discussion et l’assentiment de tous. À quoi peut donc servir l’impératif catégorique si maintenant la morale dépend de la discussion ? Il régit l’argumentation de cette discussion. Il existe une rationalité instrumentale dirigée vers la réalité objective, mais aussi une rationalité communicationnelle qui recherche l’entente et l’assentiment entre des personnes capables d’agir et de parler en vue d’une action commune (sans agir sur le monde des objets ni manipuler les autres).il faut prendre en compte l’intérêt des personnes concernées par le sujet examiné et, secundo, il faut tenir compte des jugements que ces personnes poseront sur ce sujet. Il devient, de cette manière, possible de dépasser l’impératif catégorique et de le remplacer par un principe de discussion. Le débat rationnel entre le juste et l’injuste doit, chez Kant, se faire dans le for intérieur de chaque individu. Ce dialogue intérieur, Habermas le remplace par un dialogue entre individus, c’est-à-dire par une compréhension dialogique du débat. La détermination d’un comportement moral, d’une ligne d’action, se réalise alors par une discussion qui doit ressembler autant que possible à une situation de liberté de parole absolue où chacun a renoncé aux comportements « stratégiques », c’est-à-dire en vue de son intérêt. Le principe fondamental d’adhésion à une telle éthique est le principe « contra negantem principia non est disputandem » : il ne faut pas discuter avec quelqu’un qui nie les principes (A. Schopenhauer, l’Art d’avoir toujours raison). Mais, ce principe est en lui-même un argument contre le système d’Habermas : son éthique de la discussion appartient à une communauté idéale qui ne connaît pas de heurts et où tout dialogue est possible, ce qui est rarement le cas dans la réalité. L’éthique de la discussion ne peut trouver sa pleine réalisation que dans une communauté idéale.

 

Derrida : Avant d’appliquer l’éthique, donnons-lui un sens. C’est en donnant sens à l’éthique que l’on pourra  comprendre l’éthicien.

 

Derrida insiste souvent sur le fait que l’éthique « si elle existe » (comme il ajoute parfois), doit être l’épreuve, l’expérience et la traversée d’une aporie ( le sens actuel d’aporie est plus fort et concerne tout problème insoluble et inévitable, c’est-à-dire difficulté à résoudre un problème). Pour prendre une image en relation avec l’étymologie du mot, on peut dire aussi que l’aporie est une impasse dans un raisonnement, procédant d’une incompatibilité logique), d’un certain impossible. Une formule d’autant plus troublante qu’elle s’énonce chez Derrida à la faveur, précisément, d’un retour aux conditions de possibilités de l’éthique. Une précision s’impose en effet d’entrée de jeu sur la question du rapport de Derrida à l’éthique. Bien que soulignant que les problèmes éthiques n’ont jamais été absent du travail de déconstruction qu’il a entrepris depuis le début des années 60 (même ce fut de façon « oblique » et non thématique), Derrida concède aisément que ses textes les plus clairement explicites sur l’éthique, que ce soit ceux sur la justice, la loi, la responsabilité, la décision, le pardon, le don etc, ne proposent pas un système de moralité, une éthique normative au sens reçu ou établi du terme. Derrida explique nettement  dans l’entretien à l’Humanité(28 janvier 2004) : «  d’une certaine manière, les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique ». Il s’agirait en effet pour lui plutôt de problématiser ce qu’il nomme l’éthicité de l’éthique, sa possibilité même. C’est en effet une anomalie singulière du champ philosophique contemporain que les philosophes professionnels de l’éthique, ceux que l’on nomme aux Etats-Unis les « Ethicists », ne posent en général pas dans leur réflexion la question préalable du « sens » de l’éthique, trop occupées qu’ils sont à l’appliquer, comme ils disent. « l’éthique appliquée », c’est donc une éthique dont le sens est ignoré, présupposé, non réfléchi. Il serait donc plus qu’utile de poser à nouveau la ou les questions sur le sens de l’éthique, Derrida insistant sur ce préalable philosophique incontournable. Dans Passion, il écrit ainsi :

«  Tout cela reste encore ouvert, indécidé, questionnable au-delà-même de la question, voire, pour se servir d’une autre figure, absolument aporétique. Qu’est-ce que finalement l’éthicité de l’éthique ? La moralité de la morale ? Qu’est-ce que la responsabilité ? Dans ce cas ? etc. Ces questions sont toujours urgentes. » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, pp. 40-41).

Ces questions visant à ré-ouvrir redonnent donc une respiration à la réflexion philosophique, et inaugurent la pensée derridienne de l’éthique. Soit une pensée qui, sans proposer une éthique, entreprend une remontée aux possibilités de l’éthique.

Mais remonter aux possibilités de l’éthique signifie immédiatement : faire retour à ses limites, à ses apories, qui sont à la fois constitutives et incapacitantes, possibilisantes et impossibilisantes… L’un des sens de la déconstruction, telle que Derrida l’a pratiquée, aura en effet été de révéler les apories propres aux systèmes, apories, qui sont néanmoins constitutives de ce qu’elles interrompent, et en ce sens phénomène positifs (d’où le sens « positifs » ou « affirmatif » que Derrida reconnaît à la déconstruction) (il explique ainsi dans l’entretien à L’Humanité : « Un mot d’ordre, cependant, de la déconstruction : être ouvert à ce qui vient, à l’à-venir, à l’autre. ». Un mot d’ordre qu’il faudra toujours associer, donc, au « privilège » qu’il accorde « constamment à la pensée aporétique »). L’aporie ne sera pas anonyme de fermeture mais constituera une limite à travers laquelle, insiste Derrida, s’annonce quelque chose de positif, sur un mode affirmatif. L’aporétique est constitutif : ici se laisse entrapercevoir la pensée renouvelée chez Derrida du possible et de l’impossible, de l’impossible comme possible et du possible comme impossible, de la « possibilité de l’impossible ». L’impossible ne serait plus l’opposé du possible, mais au contraire ce qui « hante le possible » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 98), ce qui « peut » véritablement dans le possible, ce qui l’ouvre ou le possibilise. L’im-possible est possible, non au sens où il deviendrait possible, mais dans le sens plus radical ou l’impossible est possible, comme impossible. Parallèlement, il s’agit de « convertir  le possible en impossible »  et de reconnaître que si l’impossible est possible (comme impossible), alors le possible d’une certaine manière est l’impossible (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 291). Dans le contexte d’une discussion sur l’évènement, Derrida décrit ainsi :

« Je dirai, j’essaierai de montrer… en quoi l’impossibilité, une certaine impossibilité de dire l’événement ou une certaine possibilité impossible de dire l’événement, nous oblige à penser autrement… ce que veut dire possible en histoire de la philosophie. Autrement dit, j’essaierai d’expliquer pourquoi et comment j’entends le mot « possible » dans cette phrase où ce « possible » n’est pas simplement « différent de » ou le « contraire de » « impossible », pourquoi ici « possible » et « impossible » veulent dire le même » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 86).

Remonter aux conditions de possibilités serait donc une démarche aporétique, qui conduit à l’aporie ou à l’impossible. En retour, l’aporie est la condition de possibilité (ou d’impossibilité comme Derrida l’écrit parfois)(cfJacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 292) de ce dont elle est l’aporie. C’est pourquoi Derrida précise :

« ce qui m’intéresse, ce sont, en fait les apories de l’éthique, ses limites » (L’Humanité, 28.1.2004).

C’est dans l’aporie, dans l’impossible, qu’il faudra situer l’éthicité de l’éthique.

« Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’èthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible ». (cf Entretien à L’Humanité, nous soulignons. L’éthique doit « faire l’impossible » : ainsi, pardonner ne peut être que pardonner là où il est impossible de pardonner; le don, « s’il y en a, s’il est possible, doit apparaître comme impossible ». DE, p. 93. Derrida ajoute même : « Le don est impossible, et il ne peut être possible que comme impossible »; l’hospitalité doit accueillir inconditionnellement (ce qui est impossible), la décision responsable doit juger sans règles ni savoir comment, etc. À chaque fois, l’éthique ne peut avoir lieu que comme impossible. L’impossible sera la possibilité même de l’éthique).

 

Toute l’éthique, le tout de l’éthique, l’éthicité de l’éthique, sont noués selon Derrida à l’impossible, à l’aporie. Souvenons-nous que ce qui l’intéressait dans l’éthique,  ce sont des apories, ces limites, les origines an-éthique de l’éthique. Commençons donc par relever les trois apories qu’il dégage dans Force de loi, texte sur le fondement mystique de l’autorité : l’epokhé de la règle, l’aporie de l’indécidable, et enfin, l’aporie de la décision responsable hétérogène au savoir. En essayant de comprendre cela, nous montrerons finalement la difficulté à donner un vrai statut à l’éthicien.

 

 

1)    Excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir.

 

La première aporie marque l’excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir, de toutes règles normatives. Il est en effet propre à la loi selon Derrida, d’être radicalement non fondée, en dernière analyse non justifiable et elle-même sans loi : il n’y a pas de loi de la loi. C’est pourquoi le coup de force de la loi, est inhérent à celle-ci : pas de loi sans force. Cette force n’est pas externe à la loi, elle est le coup de force de loi, d’une loi non fondée.  Derrida précise que « l’opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 32-33).

Rien ne peut venir justifier la légitimité ou la justice de cette loi, car au moment de sa fondation, celle-ci n’est « ni juste, ni injuste » :

« Il n’y a pas de fondation de la fondation performative : « aucun discours justificateur, ne peut ni ne doit assurer le rôle de métalangage par rapport à la performativité du langage institutant » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 32-33).

« L’auto-justification d’une décision est donc impossible et la décision ne saurait à priori, et pour des raisons de structures, répondre absolument d’elle-même ». Là, réside le fondement mystique de l’autorité, et là réside aussi, l’épokhé de la règle : le « il faut » de l’éthique ne peut pas, ne doit jamais « prendre la forme d’une règle » cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.23), et l’éthique ne saurait donc être la conformité au devoir, à une norme donné et établie. Il s’agirait donc de « se porter au-delà du langage même du devoir », précisément par fidélité à l’injonction éthique, qui a toujours lieu par-delà la règle. L’éthique serait ainsi un devoir au-delà du devoir, et Derrida rompt ici avec la formulation kantienne du devoir :

« Y aurait-il donc un devoir de ne pas agir selon le devoir : conformément au devoir dirait Kant, ni même par devoir » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.22).

Un « contre-devoir » ou plus précisément un devoir par-delà le devoir : on retrouve ici le motif d’une éthique au-delà de l’éthique, au-delà du devoir et de la dette, et l’on voit pour la première fois comment celle-ci s’origine dans l’aporie : c’est parce que la décision morale doit juger sans règles, que son devoir excède infiniment le devoir et le normatif, et qu’elle se voit ainsi ouverte sur son infini. L’éthique serait donc « rebelle à la règle » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p.48), étrangère à « tout concept normatif » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.24), la responsabilité ou l’expérience de la responsabilité ne se réduisant pas au devoir ou à la dette, et s’ouvrant sur « l’incalculable par l’impossible de sa fondation.

 

2)    L’indécidable

La seconde aporie, comme nous l’avons souligné tout à l’heure est l’indécidable. En effet, l’absence de règle, l’aporie de la règle, conduisent à la décision éthique à affronter l’indécidable :

« Il n’y a de décision ni de responsabilité sans  l’épreuve de l’aporie ou de l’indécidabilité » (Dans « Non pas l’utopie, l’im-possible », in PM, p. 358. L’on notera au passage que Derrida situe l’éthique au sein d’une problématique de la décision (il fait même dépendre l’éthique du motif de la décision : LC, p. 188), même s’il renversera le Je qui décide dans une décision de l’autre, suivant ainsi Lévinas dont la conceptualité s’est forgée dans le renversement de la tradition sub-jectiviste et égoïque), c’est-à-dire de l’impossible. La décision doit être décidée sans règles à pourvoir suivre, à appliquer, sans savoir comment choisir, et c’est pourquoi il s’agit à chaque fois dans la décision d’un évènement « impossible » car se produisant hors tout programme « possibilisant », d’un règle à appliquer ou d’une norme à laquelle se conformer. Il s’agit dans la décision d’une invention sans règles, à chaque fois de

« l’évènement d’une décision sans règles et sans volonté au cours d’une nouvelle épreuve de l’indécidable » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.41). La décision est un saut, se produisant hors des conditions préalables de possibilité (et en ce sens- im-possible), un risque absolu et ne reposant que sur elle-même » :

« il n’y a pas de « politique » de droit, d’éthique sans la responsabilité d’une décision qui, pour être juste, ne doit pas se contenter d’appliquer des normes ou des règles existantes, mais prendre le risque absolu, dans chaque situation singulière, de se re-justifier, seule, comme pour la première fois, même si elle s’inscrit dans une tradition » (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 358). Tel est le sens de l’indécidable : indécidable car non décidé au préalable et, en vérité, jamais décidable et donc jamais décidé. Une décision prise ne supprime pas l’indécidable. Derrida est clair sur ce point :

« l’aporie dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d’emprunt, une simple paralysie momentanée devant l’impasse. C’est l’épreuve de l’indécidable dans laquelle seul une décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque chose d’aporétique » (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 389). L’indécidable n’est donc pas une objection à la décision, un obstacle temporaire, il en est la condition, l’aporie constitutive et permanente. L’aporie même est le lieu de la liberté :

« Là où il me reste une zone de choix, je suis dans l’antinomie, la contradiction, et à chaque instant, je veux garder la plus grande liberté possible pour négocier entre les deux » (cf Jacques Derrida, Sur Parole, Paris, Éditions de l’Aube, 1999, p. 48).

L’indécidable comme impossible hante et continue d’hanter toute décision, y compris quand celle-ci est prise, elle reste en prise avec l’indécidable qui la rend possible.

 

3)    La décision responsable.

 

Enfin la troisième aporie se comprend par la décision et le non-savoir, c’est-à-dire l’aporie de la décision responsable hétérogène au savoir. En effet, un non-savoir est au fondement de la décision éthique : « si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut que je ne sache pas quoi faire au moment de la décision, le moment éthique qui est finalement indépendant du savoir. C’est au moment où je pose les propos suivants « je ne sais pas quelle est la bonne règle » que la question éthique se pose » explique Derrida son entretien à l’Humanité. Le moment de la décision, le moment de la responsabilité suppose une rupture avec l’ordre de la connaissance, une rupture avec la rationalité calculatrice, et en ce sens débouche sur ce que Derrida nomme « une folie de l’impossible », comme ouverture sur l’incalculable. Un saut dans l’incalculable est nécessaire, et il s’agit de décider sans savoir, pour ainsi dire sans voir ou sans pouvoir voir, donc à partir d’une certain invisible ou im-prévisible, sans être capable de calculer toutes les conséquences de la décision, en « s’enfonçant » comme l’exprime Derrida, dans « la nuit de l’inintelligible ». Même la distinction entre le bien et le mal ne dépend pas d’un savoir ; l’on ne sait pas quelle est la distinction entre le bien et le mal. Celle-ci ne peut se faire que dans un moment de décision éthique, qui a toujours lieu dans un saut par-delà le savoir. L’éthique s’ouvre donc à cette aporie du non savoir.

 

La décision responsable est une ouverture sur l’incalculable ; si une décision est un saut dans le non savoir, dès lors une altérité est sa condition : je ne peux jamais dire « je prends une décision ». Derrida explique fermement :

« On dit facilement je décide ou bien je prends la responsabilité, ou je suis responsable ». Ces phrases me paraissent aussi irrecevable les unes que les autres. Dire « je décide », cela veut dire que je suis capable et maître de ma décision et que j’ai un critère qui me permet de dire que c’est moi qui décide » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 102).

Derrida rompt ainsi dans sa pensée de la décision responsable, avec l’horizon de la subjectivité et du vouloir, un horizon qui domine la pensée classique de la responsabilité comme imputabilité d’un sujet libre. Suivant ici l’impulsion de Lévinas, qui précisément « met toujours la liberté après la responsabilité » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 103), Derrida cherche à donner droit à cette altérité de la décision car une décision « digne de ce nom » doit marquer la déchirure du même ou du soi-même. Derrida ira jusqu’à parler d’une décision de l’autre en moi.

« Une décision devrait déchirer – c’est ce que veut dire le mot décision – par conséquent devrait interrompre la trame du possible [que Derrida comprend ici comme le « je peux » de l’ego, comme pouvoir et vouloir du selbst, du soi-même]. Chaque fois que je dis « ma décision » ou bien « je décide », on peut être sûr que je me trompe… La décision devrait être toujours la décision de l’autre. Ma décision est en fait la décision de l’autre… Ma décision ne peut jamais être la mienne, elle est toujours la décision de l’autre en moi et je suis d’une certaine manière passif dans la décision » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 102).

 

L’éthique de l’im-possible, dans sa structure aporétique, est ainsi l’arrivée de l’autre et l’obligation de l’hospitalité. L’im-possible est le lieu de cet accueil, car il est la possibilité même de l’évènement de ce qui arrive. C’est pourquoi l’im-possible est le nom de cette éthique de l’hospitalité, l’éthique devenant l’expérience des limites, de ce qui reste in-appropriable ou « impossible » dans l’évènement de l’altérité. C’est en ce sens que l’aporie devient la possibilité d’une voie, d’un chemin, d’un passage comme le non-passage est la condition de la marche :

« l’impossibilité de trouver sa voie est la condition de l’éthique » (cf «  Hospitality, Justice and Responsibility : a dialogue with Jacques Derrida », in Questioning Ethics, New York, Routledge, 1998, p. 73).

 

 

CONCLUSION :

 

A l’issu de cet exposé, il sera intéressant de souligner que l’éthicien, a un statut non pas impossible à définir mais extrêmement difficile, car imprécis.

Nous avons tout d’abord établi le fait que l’éthicien  pouvait exister du fait qu’il soit au carrefour du théorique et pratique. De plus, sous la plume d’Habermas, nous nous sommes arrêtés sur le fait que l’éthicien saurait le « communicant », c’est-à-dire le lien entre le pouvoir et la technique. Enfin Derrida, nous a aidé à percevoir la difficulté à l’éthique non pas seulement d’exister mais d’être formalisée

 

L’éthicien n’a pas de statut impossible à définir, mais reste à ce jour une figure assez mystérieuse. L’éthicien serait celui qui se trouve au carrefour de la pratique et de la théorie, c’est-à-dire qu’il serait celui qui permettrait à l’homme d’être Un avec ce qu’il a et ce qu’il est. Il serait garant de l’éthique, non pas dans le sens, de posséder ou de détenir, mais dans le sens où rien n’est acquit, mais il a tout à acquérir. L’éthicien serait celui qui serait vraiment user de sa raison, c’est-à-dire celui qui prendrait le recul nécessaire pour répondre objectivement. L’homme n’est pas éthicien, il ne cesse de le devenir toujours plus, s’il a comme ligne de conduite, cette devise socratique : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » ! autrement dit, tout ce que je sais, c’est qu’il me reste tout à apprendre : apprendre comment agir et agir pour s’approcher du Bien.

 

Je vous remercie.

Emmanuel Leclercq

Doctorant en Philosophie

Université Lyon III.

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