Rétroviseur

Le Retroviseur #7 : Urgence absolue appel à la responsabilité de chacun

Je suis responsable d’autrui et pour autrui
L’oeil du Philosophe Emmanuel Leclercq
A l’heure où la France vit des moments douloureux, j’en appelle à la responsabilité de chacun. Il est URGENT de prendre conscience de la situation.
« Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère ? ». – « Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? ». Genèse 4 : 8-9
Ce texte biblique pose bien le problème de la responsabilité pour autrui. Caïn, le premier meurtrier de l’histoire humaine n’assume pas la responsabilité de son crime en prétendant précisément ne pas être responsable pour son frère Abel. C’est un peu comme si le texte biblique sous-entendait que le simple fait de ne pas se sentir responsable pour autrui faisait déjà de nous son meurtrier potentiel. Mais que veut dire être responsable pour autrui ? En référence à l’étymologie latine du mot responsabilité qui nous renvoie à la notion de réponse, être responsable d’autrui, c’est répondre d’autrui, se sentir engagé pour lui. Or, cet engagement mutuel des êtres humains les uns pour les autres est ce qui fonde la possibilité même d’une communauté humaine.

Pour Lévinas, il ne fait pas de doute que je suis responsable pour autrui de la même manière que je suis responsable pour moi-même. En tant que l’être humain est libre, il est aussi responsable, ce qui implique une contrainte à sa liberté que Sartre a bien résumé en affirmant que nous ne sommes pas libres de ne pas être libres. Alors que pour Sartre, la responsabilité pour autrui est un fardeau dont on se passerait bien si l’on ne craignait de passer pour un « salaud », pour Lévinas elle est la chance de se décharger du fardeau que je suis à moi-même. Nous supportons très mal la solitude, car c’est un état où nous sommes encombrer par nous-même. Autrui se pose en face de moi comme un alter ego dont je dois répondre comme de moi-même, ce qu’énonce bien le commandement biblique de l’amour du prochain. Pour Lévinas, je suis d’autant plus responsable pour autrui que l’autre est un être unique et singulier absolument irremplaçable. C’est le visage de l’autre qui traduit son caractère sacré et qui exige qu’on se sente responsable pour lui. D’après Lévinas, le visage traduit le mystère ontologique de la personne humaine et renvoie par conséquent à l’idée de la Transcendance.

Aussi louable soit-elle, cette exigence lévinassienne de notre responsabilité pour autrui n’a-t-elle pas cependant quelque chose d’excessif ? N’est-il pas déjà suffisamment difficile pour un être humain de se sentir responsable pour lui- même ? En fait tout se passe comme si notre sentiment de responsabilité pour autrui dépendait du degré de lien que nous établissons avec lui. D’ailleurs, dans l’expression « aimer son prochain » est implicitement contenu l’idée d’une limite à la responsabilité pour autrui. C’est dans un esprit polémique avec le christianisme que Nietzsche a exalté l’amour du lointain au lieu de l’amour du prochain, l’un comme l’autre étant un autrui pour moi. Mais n’est-ce pas absurde de se sentir responsable pour l’autrui lointain alors que l’autrui prochain agonise à nos pieds ? L’humanitarisme actuel ne révèle t-il pas une forme d’hypocrisie où l’on se dit d’autant plus responsable pour le lointain que cela nous permet d’oublier notre responsabilité pour le prochain. Enfin, l’affirmation de ma responsabilité pour autrui peut aussi dissimuler ma volonté de le dominer. Bref, l’idée de ma responsabilité pour autrui demeure proprement problématique…

En fait, la morale n’exige pas que je sois responsable pour autrui, mais simplement que je me sente responsable pour autrui ce qui n’est pas la même chose. Je dois faire comme si j’étais responsable d’autrui sans pouvoir pour autant affirmer que je le suis vraiment…
L’injonction d’être responsable, ce rappel à l’ordre, sent souvent le reproche, l’accusation d’un tiers qui nous fait honte de notre immaturité ou de notre inconscience. Mais rares sont les occasions de nous faire comprendre en quoi nous serions responsable des autres, l’étant difficilement de soi-même… Toute la difficulté est là : le fossé existant entre le devoir moral de responsabilité de l’autre, et la difficulté à être responsable pour soi-même. Qui n’a pas en tête le poids qui pèse sur les aînés d’une famille, qui étaient punis pour leurs frères et sœurs plus jeunes, faute de ne pas avoir su leur « montrer l’exemple », les empêcher de commettre une bêtise ? « Responsable pour autrui » évoque quelque chose de pénible : la résurgence du péché originel, qui serait le moteur d’une culpabilité sourde en nous, nous intimant l’ordre d’être responsable à la place de, à la place d’autrui, tel un bouc émissaire. Or, n’est-ce pas la culpabilité qui crée la soif de boucs émissaires précisément ?
On ne saurait se dire responsable pour autrui sous l’effet d’une contrainte imposée de l’extérieur. Contre mauvaise fortune bon cœur, l’homme de devoir responsable des autres, là où il ne se sent aucunement concerné, n’alimenterait que hargne et rancœur vis-à-vis des autres. Une telle éthique suppose, pour être authentique, que l’on soit en accord avec soi-même pour envisager ce type de lien à l’Autre. Je ne saurais être responsable pour permettre à celui-ci de se dérober lâchement ; mais bien plutôt éprouver un lien de solidarité avec l’Autre. Nous partageons une même vulnérabilité, une même mortalité, vivons dans une même société. Comment ne pas voir l’autre comme mon alter ego ?

Le christianisme a adopté un dogme : celui de la communion des saints. Loin de ne s’appliquer qu’à la religion, ce principe veut que chaque action, aussi infime soit- elle dans le monde, se répercute quelque part sur quelqu’un ou quelque chose. Tout a une importance, même le détail (même si nous n’en sommes que rarement les témoins). Cela suppose que l’on ait le sentiment d’être reliés les uns aux autres, et d’être des membres d’un Tout…
« Ne jamais dire : C’est de leur faute. C’est toujours de notre faute »

Non que nous soyons coupables à la place des autres, mais la psychanalyse a montré que l’Homme est en proie à un mécanisme de projection. Faute de nous connaître nous-même, nous voyons autrui à travers l’écran de nos propres névroses : nous voyons chez les autres nos propres dysfonctionnements, un peu comme la paille qu’il y a dans leur œil, qui masque la poutre qui est dans le nôtre… Ce mécanisme de mauvaise foi est ce qui nous empêche de nous sentir responsable pour autrui. Tout est toujours de sa faute, et la distance entre l’autre et nous se creuse, comme si la peur que la faute reprochée soit contagieuse… Ne confondons-nous pas ici « responsabilité » et « imputabilité » ? Par responsable, nous entendons nous reconnaître comme l’auteur de nos actes. Mais peut-on se dire l’auteur des actes d’autrui ? Ne serait-ce pas du même coup déresponsabiliser autrui ? En revanche, imputer une conduite à quelqu’un, ce n’est pas forcément le reconnaître comme auteur de ses actes (tel un enfant ou un fou) ; mais bien plutôt l’obliger à répondre de ses actes, d’expier une faute.


Savoir si je suis responsable pour autrui ou non ne peut donc avoir de réponse toute faite ; c’est un cas de jurisprudence… Seule la conscience du lien spirituel qui nous unit peut nous faire sentir responsables pour autrui, quand ce dernier est trop vulnérable.
16 mars 2020
Emmanuel Leclercq Docteur en Philosophie Enseignant Chercheur
Fondateur du Cercle de pensée anthropologique « Devenir pour Agir » devenirpouragir.com

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