Articles universitaires

La difficulté

Mai 2013.

Université Lyon III

Emmanuel Leclercq

 

La difficulté de définir l’éthicien.

 

INTRODUCTION :

 

Parizeau et Hottois, définissent la profession d’éthicien de la manière suivante :

« les termes éthicien, éthicien clinique, éthicien consultant, bio-éthicien, désignent le spécialiste de bioéthique. C’est  à dire une personne ayant une formation soit en science humaine,  (philosophie, théologie, sociologie, droit), soit en sciences bios-médicales ou de la santé (spécialement médecine, soins infirmiers, travail social), et qui s’est formé aux méthodes de la bio-éthique qui consistent à l’analyse des problèmes éthiques en bio-médecine dans une perspective pluridisciplinaire.  La tâche de l’éthicien serait généralement double : il agirait comme consultant en éthique à l’hôpital en intervenant dans la résolution de cas cliniques difficiles, et il donne un enseignement de bioéthique pour les professionnels de santé »

(Parizeau M-H , Hottois G. Les mots de la bioéthique. Bruxelles : De Boeck-Wesmaël, 1993 ; 189). Il serait donc à la fois dans la pratique et la théorie.

 

 

I)                  Une éventuelle définition : la définition commune.

 

 

La notion de spécialiste n’est cependant pas sans poser de problème (Voir à ce propos l’article de Casarett, et al. Expert in ethics. The authority of the clinical ethicist. In The Hastings Center Report 1998 ; 28 : 6-10),  mais pour commencer, admettons que l’on puisse développer une certaine expertise à travers justement ce que Parizeau et Hottois définissent comme étant une formation

« aux méthodes de la bioéthique qui consistent en l’analyse des problèmes éthiques en bios-médecine dans une  perspective multidisciplinaire ».

Mais ce qui est multidisciplinaire ne reviendrait-il pas à dire qu’il n’est finalement dans plus aucune discipline ? Revient –il à l’éthicien d’avoir sa propre discipline ou bien les englobent-elles toutes ?

 

En second lieu, cette idée de pluridisciplinarité paraît intéressante et tout à fait essentiel dans la définition même de la profession d’éthicien : en effet les problèmes éthiques posés dans les secteurs sanitaires hospitaliers sont loin d’être une exclusivité du corps médical ou infirmier. Ils concernent tout aussi bien les psychothérapeutes, les travailleurs sociaux, les éducateurs, les aumôniers, que les administrateurs. Une « apparemment » simple question de gestion de l’information peut générer toute une cascade de problèmes d’ordre éthique pour lesquelles La solution n’existe pas, ou du moins n’est pas à  portée de main dans l’immédiat. Sur un plan plus large, il n’est pas difficile d’imaginer les véritables dilemmes dans lesquels peuvent se trouver des administrateurs lors de choix d’allocations des ressources dans un contexte de pénurie, situations désormais chroniques partout dans les systèmes sanitaires publics. Ainsi c’est justement à l’intersections de ces différentes compétences professionnelles que doit se situer l’intervention de l’éthicien pour qui une rôle très important consiste à fournir une méthode et une procédure disciplinée en vue de la solution consensuelle d’un problème donné.

 

En troisième lieu, un aspect absolument important dans l’exercice de la profession d’éthicien est son double –rôle à la fois de formateur et de consultant. C’est en effet dans un rapport de symbiose réciproque que la théorie et la pratique s’enrichissent réciproquement.

 

 

 

 

 

1)    Le praticien 

 

La pratique sans soubassement théorique risque de nuire même à l’éthique prose au sérieux dans la mesure où l’on peut tenter comme on a l’a fait finalement depuis longtemps avant la professionnalisation du domaine de mettre sous le chapeau de l’éthique tout ce qui ne relève pas de la clinique (En particulier ici Foppa C. De quelques malentendus courants dans le domaine de l’éthique. Med Hyg 1999 ; 57 : 569-70), du quantitatif ou du médico-infirmier. Il n’est d’ailleurs pas rare de devoir corriger le tir pour ainsi dire de tous ceux et celles qui pensent qu’en éthique toutes les opinions se valent (voir à ce sujet Blackburn P. L’éthique. Fondements et problématiques contemporaines. Québec : ERPI Le renouveau pédagogique, 1996 ; 41-56), et que par conséquent, cela fait du bien de discuter gentiment mais de tout façon la décision, «c’est le chef qui l’a prend ».

 

2)    Le théoricien.

 

Dans le sens inverse, la réflexion théorique en éthique risque de devenir un exercice stérile si elle n’est pas constamment nourrie par la confrontation pratique aux problèmes réels d’une unité de soin et surtout l’élément central qui doit guider toute démarche éthique en milieu sanitaire : le bien du patient. Concrètement, c’est presque toujours de cela qu’il s’agit : tout le monde veut le bien du patient. C’est donc dans ce cas que l’intervention d’un tiers-spécialisé peut s’avérer utile, non pas tellement sur le plan du contenu que sur la forme.

Lorsqu’une équipe de soins intensifs de pédiatrie doit prendre une décision de poursuite ou d’arrêt de traitement pour un enfant battu par exemple et que les résultats des IRM montrent une péjoration  impliquant des dégâts cérébraux majeurs, il est naïf de croire que la prise de décision peut se dérouler en toute sincérité et surtout avec méthode. Dans ces circonstances, en effet, le poids de l’émotion peut l’emporter sur tout autre élément. Peu souhaite s’entretenir avec les parents qui ont battu leur enfant, personne ne veut en faire « un légume », mais personne ne peut vous signer un pronostic avec garantie. Le temps passe et on sait qu’une fois que l’enfant se remet en respiration spontanée si cela se produit, il sera bien plus difficile de réaliser un des deux options. Mais on connaît aussi la plus grande faculté de récupération des enfants par rapport aux adultes, notamment sur le plan cérébral.

Je crois que la centralité du patient dans la pratique de l’éthique en milieu sanitaire doit constituer un guide perpétuel.

 

Lors des consultations, l’intervention de l’éthicien doit donc porter sur la forme comme sur le fond : l’éthicien devrait prendre le plus distance possible avec son propre système de valeurs si l’on veut être au service du patient et de l’équipe. Ainsi l’analogie avec ma maïeutique de Socrate devrait être très importante dans la mesure où il faut déployer tout son savoir-faire, pour faire aboutir les partenaires à un consensus dans le meilleurs intérêt du patient.il s’agit en fait de partager la responsabilité de la décision mais surtout de ne pas prendre la responsabilité à la place des autres (cf Birnbacher D. The socratic method in teaching medical ethics : Potentials and limitations. Medicine, Health Care and Philosophy 1999 ; 2 : 219-24).

 

Dans un article portant sur l’autorité de l’éthicien, Casarett et coll. prétendent à juste titre que

«In building consensus on a moral problem, an ethicist is not just negociating a compromise but is contributing to the construction of moral rules and principles that have a genuine claim on us »(Casarett, art. Cit. p.6)  l’intervention de l’éthicien se situe dans le sillage de l’agir communicationnel d’Habermas (cf Habermas J. Theorie des kommunikativen Handels. Frankfurt : Suhrkamp Verlag, 1981), Je serai tenté d’aller plus loin dans l’analogie car au-delà de la démarche discursive en vue d’un consensus procédural,  l’éthique de la communication qui se déploie dans une équipe soignante au moment de la délibération se doit de respecter un certain nombre de présupposés propres à la théorie habermassienne.

 

En effet dans cet exposé, il y a deux doctrines qui s’opposent (donc les deux grandes parties) : celle d’Habermas et d’Apel contre celle de Derrida.

Cette théorie habermassienne consiste à remettre en cause la théorie weberienne de la « rationalité instrumentale » : selon l’éthique de la discussion, il faut faire place à côté de ce type de rationalité, à une rationalité communicationnelle qui porte sur des valeurs. Contrairement à la « rationalité instrumentale », portant sur l’adaptation des moyens aux fins, la rationalité communicationnelle est axiologique, c’est-à-dire qu’elle ouvre la sphère de l’éthique est de la morale. De plus, Habermas tente de reformuler la philosophie pratique de Kant.

« Que dois-je faire », c’est ainsi que Kant aborde l’interrogation morale, c’est-à-dire le domaine des valeurs et des normes. La question morale n’y est plus, comme chez Aristote, la préoccupation existentielle de savoir comment mener une vie bonne, mais l’exigence est de savoir à quelle conditions une norme peut-être dite valide. Kant est convaincu que les questions pratiques sont «  de vérité ». On trouve dans cette tradition du cognitivisme moral des approches théoriques aussi importantes que celle de Ralws et Apel. Habermas se situe dans cette filiation philosophique, qui défend la priorité du juste sur le bien. Cependant il met en question le cognitivisme dogmatique qui assimile les énoncés normatifs et les énoncés descriptifs. Notons que cette éthique s’oppose aux théories intuitionnistes de la valeur, mais aussi au scepticisme moral, au décisionnisme et à l’émotivisme. Elle combat le presciptivisme qui rapporte, quant à lui, les énoncés normatifs au modèle des énoncés intentionnels. L’éthique à reconstruire à deux tâches :

 

1) trouver un principe qui suscite l’accord et résiste à « la guerre des dieux », ou comme le dira Max Weber, au « polythéisme des valeurs » (Voir Sylvie Mesure et Alain Renaut. La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs. Paris. Grasset & Fasquelle. 1996).

 

2) fonder cet accord ou conférer à ce principe une validité pratique différente de la validité des vérités logico-mathématiques. C’est pourquoi Habermas prône une morale :

–         Déontologique : recherche de fondation de la validité prescriptive des obligations et des normes d’actions.

–         Cognitivisme : les questions pratiques sont susceptibles de vérité. On peut donc en faire la connaissance rationnelle.

–         Formalisme : la validité des normes est formelle, en ce sens, qu’elle repose sur la procédure de discussion.

–         Universaliste : une norme morale doit pouvoir valoir par tous les interlocuteurs de la discussion et cela au-delà des limites étroites de la culture et de l’époque données.

 

On pourrait penser, à partir de là, que l’éthique habermassienne est de part en part kantienne. Ce n’est pas le cas. En fait Habermas se différentie de Kant sur trois points essentiellement :

 

1)    Habermas abandonne la doctrine kantienne des deux règnes, le règne de l’intelligible et le règne du phénoménal. Il refuse donc le dualisme empirico-transcendantal qui reflète la dialectique positiviste Sujet/objet. (Cf. la critique du positivisme de Comte et de Mach dans Connaissance et intérêt, Paris. Gallimard. 1976).

2)    De plus, Habermas récuse l’approche purement intérieure ou monologique de Kant, selon laquelle la loi morale doit être expérimentée « in foro interno » (« dans la solitude de la vie de l’âme ») selon les mots d’Husserl, « la loi morale en moi » dira Kant. Au contraire l’éthique habermassienne plaide pour que l’incompréhension sur l’universalisation des intérêts soit le résultat d’une discussion publique réalisée intersubjectivement.

3)    Enfin, Habermas prétend avoir résolu le problème de fondation de la théorie morale que Kant a finalement court-circuité par le recours catégorique à un « fait de raison », l’expérience de la contrainte du devoir. Kant ne fait que poser sous la forme du fondement ce qu’il s’agit précisément de fonder. En cela, Habermas  reprend la critique de Hegel contre Kant, selon laquelle l’affirmation d’un fait –fut-il « fait de raison », ne peut servir de validation normative ou de justification. Du fait, on ne passe pas logiquement au droit. L’indicatif ne peut fonder l’impératif.

 

Habermas prétend donc avoir fondé les bases d’une éthique vraiment universelle grâce à la validation d’un principe d’universalisation par le biais des intuitions morales acquises en société et des présuppositions universelles de la discussion. La question fondamentales de la théorie morale est : comment le principe d’universalisation, qui est le seul à pourvoir rendre possible l’entente mutuelle par l’argumentation, peut-il être lui-même fondé en raison ?

(J. Habermas, Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. et introd. par C. Bouchindhomme, Pars, Cerf, 1986, p. 65).  C’est autour de cette problématique que s’est noué le débat Habermas-Appel.

 

Nous n’aurions pas assez de temps pour présenter le contenu du débat Habermas-Appel (Lire à ce propos Jean-Marc Ferry, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987, pp. 475-521), mais permettez-moi de vous en tracer les lignes directrices :

 

Tous les deux dont héritiers du « tournant linguistique » (Voir : K O. Apel. Penser avec Habermas contre Habermas, Éd de l’Éclat ,1990). Ils partagent donc la même préoccupation d’échapper à une philosophie du sujet ou de la conscience parce que celle-ci, à leurs yeux, serait incapable de reconnaître l’activité communicationnelle comme constitutive de l’humanité. C’est pourtant la base de cet héritage commun que le débat Apel-Habermas va se développer.

De toutes les éthiques, Habermas considère que la tentative d’appel est l’approche la plus prometteuse. Mais cette théorie n’a pas été réalisée de manière conséquente, c’est-à-dire dans les limites de la raison pragmatique. Aussi Habermas entreprend-il de

« rendre convaincante cette évaluation du champ actuel de l’argumentation, en présentant un programme qui aura objet de fonder en raison l’éthique de la discussion » (Ibid, p.64). Néanmoins, l’éthique proposée par Habermas doit énormément à l’éthique de la discussion d’Apel (C’est le titre d’un livre de Karl Otto-Appel, Ethique de la discussion. Paris, Cerf, 1994. Habermas aussi a écrit un livre intitulé De l’Ethique de la discussion. trad. de l’allemand par Mark Hunyadi, Paris, Cerf. 1992).

Habermas ne s’en cache pas :

« parmi les philosophes vivants, nul n’a déterminé la direction de ma pensée  aussi durablement que Apel » (J. Habermas. « Préface » à Morale et Communication, p. 21) ;

Apel quant à lui, propose une fondation pragmatico-transcendantale à partir des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en général. C’est dire que dès que j’argumente dans une discussion, je suis contraint de considérer et de traiter l’autre comme un partenaire égal. On retrouve ainsi le contenu du principe d’universalisation dans les présuppositions de la discussion. Qu’on argumente pour ou contre, cela ne change rien. Par le fait-même d’argumenter, on reconnaît implicitement le principe d’universalisation.

 

Habermas accepte de fonder le principe d’universalisation sur les présuppositions de l’argumentation. Cependant il refuse de donner à cette « déduction », le statut de fondation ultime. Pour lui, il n’est ni nécessaire, ni efficace d’émettre une exigence aussi forte, qui d’ailleurs, à son avis s’avère « trop faible pour briser la résistance que le sceptique conséquent ne manquera pas d’opposer à toute forme de morale rationnelle » (J. Habermas, Morale et communication p. 65).

En effet pense Habermas, le principe d’universalisation ne peut pas être fondé en alléguant le simple fait qu’il n’y a pas d’autre règle argumentative. Cette reconnaissance factuelle ne peut tenir lieu de justification éthique. Du reste, les présuppositions ne valent que dans l’espace de l’argumentation. Rien n’oblige à les accepter quand on passe de la discussion à l’action. Apel fait montre de fondamentalisme métaphysique. Il oublie en fait que l’éthique de la discussion est une assomption du « linguistic turn » (qui implique que le langage commande l’émergence de la relation à autrui), et donc une critique de la fondation métaphysique. Toute connaissance reste médiatisé par le langage, les normes ne se justifient pas elles-mêmes, en dehors de la communauté argumentative. Voilà le tournant de la pragmatique langagière. Elle condamne toute tentative de fondation ultime des règles argumentatives, car celle-ci donne le primat de la justification spéculative sur la discussion ou sur les activités et pratiques finalisées des sujets parlants.

Malgré les objections d’Habermas, Apel persiste et signe ! Il pense que hors de la fondation transcendantale ultime, il n’y a que la position décisionniste.  Apel a même beau jeu de reprocher à Habermas de reculer de paresse intellectuelle devant l’exigence ardue de la fondation morale et de se réfugier derrière un historicisme confortable (Cf. K.-O. Appel, Penser avec Habermas contre Habermas, Combas, Ed. de l’Eclat, 1990). Habermas va-t-il alors chercher meilleur fondation que Apel ? Non, pour lui, la question n’est pas là, car la démarche « déductivo-nomologique », n’est ni la plus appropriée, ni nécessaire. Une éthique pense t-il ne peut pas être une science déductive, mais la reconstruction d’un savoir déjà donné dans un « monde vécu ».

 

Pour s’approcher le plus possible de l’idéal régulateur de la communauté idéale de communication selon Habermas, quatre conditions doivent être réunis par des interlocuteurs formulant des prétendu de validité. Lorsque ces conditions sont réunis et que les participants se situent sur le même plan,  on obtient alors la communauté idéale de communication qui est moins une donnée factuelle qu’un principe régulateur puisque les conditions mentionnées ne peuvent jamais être complètement réalisées. Quiconque participe à une argumentation rationnelle, formulant explicitement ou implicitement des prétentions de validité qui ont une portée éthique (d’où le terme éthique de l’agir communicationnel), ces prétentions sont donc au nombre de quatre : la vérité, la justesse, la convenance et l’intelligibilité (cf Habermas, idem, tr. Fr. Ferry JM. Fayard, 1987, ici p. 55). Mark Hunyadi, traducteur par ailleurs de plusieurs textes d’Habermas, donne une version plus concrète de ces prétentions de validité mais en omettant (et peut être volontairement) la dernière : Il écrit en effet :

« si je me rapporte au monde objectif (le ciel est bleu), j’enlève une prétention à la vérité. Si je me rapporte au monde social régulé par des normes (tu dois rouler à droite), j’enlève des prétentions à la justesse ; et si je me rapporte au monde subjectif (je m’ennuie de toi), j’enlève de prétention à la sincérité ou à l’authenticité » (cf Hunyadi M. Une morale post-métaphysique. Revue de théologie et de philosophie 1990 ; 122 : 467-83, ici p. 478).

 

 

 

Conclusion de cette première partie :

 

Lors d’une prise de décision, éthique en milieu clinique, l’éthicien doit en quelque sortes être la garant de ces conditions sans entrer en matière en ce qui le concerne la bonne décision. Mais tout d’abord, il doit garantir l’égalité des interlocuteurs et en assurer la continuité (de la situation d’égalité bien entendu) pendant la délibération : dans une structure fortement hiérarchisée, cette tâche est loin d’être la plus simple car la structure pyramidale non seulement mine le pied d’égalité sur lequel doivent se trouver les interlocuteurs, mais surtout les a habitués au respect de la hiérarchie. Par conséquent, c’est un défi constant que celui de remettre les interlocuteurs sur le même plan. Heureusement que l’intégration de la pratique (consultant) et de la théorie (formateur) permet de créer des situations d’apprentissage théorique dans lesquelles tous les participants sont actuellement sur le même niveau car ils commencent à partir de zéro dans la quasi-totalité des cas. Et c’est un avantage considérable de pouvoir habituer les interlocuteurs à délibérer sur le plan éthique en situation d’égalité.

La compréhension des participants à la délibération est un critère qui pourrait sembler aller de soi, mais qui nécessite en réalité une attention permanente non seulement à cause de la pléthore de jargon technique et de sigles, mais surtout parce que toute argumentation se fait par le langage naturel, qui à la différence des symboles mathématiques par exemple, entretien une ambivalence constante.

La distinction des plans du discours est un élément fort apprécié lors de ces délibérations ; ce n’est peut-être pas par hasard si l’étude de Orr et Moon rapporte que l’intervention de l’éthicien est estimée très importantes dans la clarification des enjeux éthiques dans 74% des cas (21% l’estime plutôt importante et 5% sans importance) (cf Orr and Moon, art. Cit., p.51).

 

Finalement il peut arriver assez souvent de montrer aux soignants qu’ils sont en plein paralogisme naturaliste, dans la tentative désespérée de faire porter à de simples faits la responsabilité morale de normes qui nous reviennent en tant qu’humains soignants : lors de la constatation de la péjoration de l’ état neurologique d’un patient à l’aide d’un IRM ou d’un EEG, il est inutile de s’en tenir à l’éloquence des données ; à un moment donné, il faut avoir le courage d’assumer ses propres responsabilités et prendre une décision. Un EEG ne pourra jamais regretter d’avoir décidé de poursuivre un traitement en transformant un être humain en légume ou vis-et versa. Un simple fait ne nous dit rien quant à ce qui doit être, au plus, il peut nous aider, nous orienter dans notre décision, mais ne perdons pas de vue la leçon de Hume.

On n’insistera jamais assez sur un aspect de la définition de Parizeau et de Hottois, à savoir que

« la tâche de l’éthicien est généralement double : il agit comme consultant(…) et il donne un enseignement de bioéthique pour les professionnels de santé. » (cf Parizeau M-H , Hottois G. Les mots de la bioéthique. Bruxelles : De Boeck-Wesmaël, 1993 ; 189).

Ce n’est finalement que grâce au rapport symbiotique entre la théorie et la pratique ou des soins peut se révéler pour ce qu’elle est : un outil essentiel à l’amélioration des relations entre soignants et soignées et un travail constant de clarification du sens du geste soignant.

 

Transition :

 

Comme nous l’avons vu précedément, Habermas défend la possibilité de déterminer le contenu de l’impartialité kantienne au moyen de la « position originelle » ou du « principe de discussion ». Rappelons-le, la doctrine d’Habermas et d’Apel consiste à remettre en cause la théorie wébérienne de la « rationalité instrumentale ». En effet selon l’éthique de la discussion, il faut faire place à côté de ce type de rationalité, à une rationalité communicationnel qui porte sur des valeurs. Contrairement à la « rationalité instrumentale », portant sur l’adaptation des moyens aux fins, la rationalité communicationelle est axiologique, c’est-à-dire qu’elle ouvre la sphère de l’éthique et de la morale. Enfin, comme nous l’avons souligné auparavant, Habermas et Apel tente de reformuler la philosophie pratique de Kant.

La Position de Derrida s’oppose à celle d’Habermas. Au contraire Derrida soutient l’impossibilité de cerner ce qui est juste.  Il affirme cependant la possibilité de la justice, mais il soutient que sa forme déterminée ne saurait réconcilier la responsabilité devant autrui avec l’idée d’impartialité.

 

Le rapport entre les deux approches de l’éthique est intéressante: d’une part, le projet constructiviste et reconstructiviste de Rawls et Habermas, et d’autre part, le projet de déconstructionniste de Derrida. Alors  arriverions-nous par là-même à donner à l’éthicien, un statut officiel?

 

 

 

II)               Si la définition commune que l’on vient de donner n’est pas universelle(étant donné que Derrida va la contredire), alors l’éthicien est-il vraiment possible à définir où est il impossible?

 

 

A)   Pour définir l’éthique, il est important de repenser l’éthique. (Derrida).

 

Il serait intéressant de laisser la plume à Derrida lui-même. Le texte que je vais vous lire et un extrait de l’entretien que Derrida a accordé à Mr Jérôme-Alexandre Nielsberg paru le 28 janvier 2004, consultable sur le site web de L’Humanité :

 

« D’une certaine manière, les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique. Ce qui m’intéresse, ce sont, en fait, les apories de l’éthique, ses limites, notamment autour des questions du don, du pardon, du secret, du témoignage, de l’hospitalité, du vivant – animal ou non. Tout cela implique une pensée de la décision : la décision responsable doit endurer et non seulement traverser ou dépasser une expérience de l’indécidable. Si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut que je ne sache pas quoi faire. Ce qui ne signifie pas qu’il faille renoncer à savoir : il faut s’informer, en savoir le plus possible. Reste que le moment de la décision, le moment éthique, si vous voulez, est indépendant du savoir. C’est au moment du  » je ne sais pas quelle est la bonne règle  » que la question éthique se pose. Donc, ce qui m’occupe, c’est ce moment an-éthique de l’éthique, ce moment où je ne sais pas quoi faire, où je n’ai pas de normes disponibles, où je ne dois pas avoir de normes disponibles, mais où il me faut agir, assumer mes responsabilités, prendre parti. D’urgence, sans attendre. Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’éthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’im-possible ; si le pardon est possible, il doit pardonner l’impardonnable, c’est-à-dire faire l’impossible. Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible« .

(Jacques Derrida extrait entretien par Jérôme-Alexandre Nielsberg paru le 28 janv. 2004 le web de l’Humanité).

 

Derrida insiste souvent sur le fait que l’éthique « si elle existe » (comme il ajoute parfois), doit être l’épreuve, l’expérience et la traversée d’une aporie, d’un certain impossible. Une formule d’autant plus troublante qu’elle s’énonce chez Derrida à la faveur, précisément, d’un retour aux conditions de possibilités de l’éthique. Une précision s’impose en effet d’entrée de jeu sur la question du rapport de Derrida à l’éthique. Bien que soulignant que les problèmes éthiques n’ont jamais été absent du travail de déconstruction qu’il a entrepris depuis le début des années 60 (même ce fut de façon « oblique » et non thématique), Derrida concède aisément que ses textes les plus clairement explicites sur l’éthique, que ce soit ceux sur la justice, la loi, la responsabilité, la décision, le pardon, le don etc, ne proposent pas un système de moralité, une éthique normative au sens reçu ou établi du terme. Derrida explique nettement  dans cet entretien : «  d’une certaine manière, les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique ». Il s’agirait en effet pour lui plutôt de problématiser ce qu’il nomme l’éthicité de l’éthique, sa possibilité même. C’est en effet une anomalie singulière du champ philosophique contemporain que les philosophes professionnels de l’éthique, ceux que l’on nomme aux Etats-Unis les « Ethicists », ne posent en général pas dans leur réflexion la question préalable du « sens » de l’éthique, trop occupées qu’ils sont à l’appliquer, comme ils disent. « l’éthique appliquée », c’est donc une éthique dont le sens est ignoré, présupposé, non réfléchi. Il serait donc plus qu’utile de poser à nouveau la ou les questions sur le sens de l’éthique, Derrida insistant sur ce préalable philosophique incontournable. Dans Passion, il écrit ainsi :

«  tout cela reste encore ouvert, indécidé, questionnable au-delà-même de la question, voire, pour se servir d’une autre figure, absolument aporétique. Qu’est-ce que finalement l’éthicité de l’éthique ? La moralité de la morale ? Qu’est-ce que la responsabilité ? Qu’est-ce que le ? Dans ce cas ? etc. Ces questions sont toujours urgentes. » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, pp. 40-41).

Ces questions visant à ré-ouvrir redonne donc une respiration à la réflexion philosophique, et inaugurent la pensée derridienne de l’éthique. Soit une pensée qui, sans proposer une éthique, entreprend une remontée aux possibilités de l’éthique.

Mais remonter aux possibilités de l’éthique signifie immédiatement : faire retour à ses limites, à ses apories, qui sont à la fois constitutives et incapacitantes, possibilisantes et impossibilisantes… L’un des sens de la déconstruction, telle que Derrida l’a pratiquée, aura en effet été de révéler les apories propres aux systèmes, apories, qui sont néanmoins constitutives de ce qu’elles interrompent, et en ce sens phénomène positifs (d’où le sens « positifs » ou « affirmatif » que Derrida reconnaît à la déconstruction) (il explique ainsi dans l’entretien à L’Humanité : « Un mot d’ordre, cependant, de la déconstruction : être ouvert à ce qui vient, à l’à-venir, à l’autre. ». Un mot d’ordre qu’il faudra toujours associer, donc, au « privilège » qu’il accorde « constamment à la pensée aporétique »). L’aporie ne sera pas anonyme de fermeture mais constituera une limite à travers laquelle, insiste Derrida, s’annonce quelque chose de positif, sur un mode affirmatif. L’aporétique est constitutif : ici se laisse entrapercevoir la pensée renouvelée chez Derrida du possible et de l’impossible, de l’impossible comme possible et du possible comme impossible, de la « possibilité de l’impossible ». L’impossible ne serait plus l’opposé du possible, mais au contraire ce qui « hante le possible » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 98), ce qui « peut » véritablement dans le possible, ce qui l’ouvre ou le possibilise. L’im-possible est possible, non au sens où il deviendrait possible, mais dans le sens plus radical ou l’impossible est possible, comme impossible. Parallèlement, il s’agit de « convertir  le possible en impossible »  et de reconnaître que si l’impossible est possible (comme impossible), alors le possible d’une certaine manière est l’impossible (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 291). Dans le contexte d’une discussion sur l’évènement, Derrida décrit ainsi :

« Je dirai, j’essaierai de montrer… en quoi l’impossibilité, une certaine impossibilité de dire l’événement ou une certaine possibilité impossible de dire l’événement, nous oblige à penser autrement… ce que veut dire possible en histoire de la philosophie. Autrement dit, j’essaierai d’expliquer pourquoi et comment j’entends le mot « possible » dans cette phrase où ce « possible » n’est pas simplement « différent de » ou le « contraire de » « impossible », pourquoi ici « possible » et « impossible » veulent dire le même » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 86).

Remonter aux conditions de possibilités serait donc une démarche aporétique, qui conduit à l’aporie ou à l’impossible. En retour, l’aporie est la condition de possibilité (ou d’impossibilité comme Derrida l’écrit parfois)(cfJacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 292) de ce dont elle est l’aporie. C’est pourquoi Derrida précise :

« ce qui m’intéresse, ce sont, en fait les apories de l’éthique, ses limites » (L’Humanité, 28.1.2004).

C’est dans l’aporie, dans l’impossible, qu’il faudra situer l’éthicité de l’éthique.

« Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’èthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible ». (cf Entretien à L’Humanité, nous soulignons. L’éthique doit « faire l’impossible » : ainsi, pardonner ne peut être que pardonner là où il est impossible de pardonner; le don, « s’il y en a, s’il est possible, doit apparaître comme impossible ». DE, p. 93. Derrida ajoute même : « Le don est impossible, et il ne peut être possible que comme impossible »; l’hospitalité doit accueillir inconditionnellement (ce qui est impossible), la décision responsable doit juger sans règles ni savoir comment, etc. À chaque fois, l’éthique ne peut avoir lieu que comme impossible. L’impossible sera la possibilité même de l’éthique).

 

 

 

B)    L’impossible de l’éthique est la condition de possibilité de l’éthique.

 

Une double énigme marque donc la pensée derridienne de l’éthique : d’une part, l’éthique est renvoyée à un impossible de telle sorte que l’on pourrait en conclure que l’éthique même est impossible ; mais d’autre part, cet impossible se donne comme condition de possibilité de l’éthique. Derrida s’attache à dégager la possibilité de l’impossible comme lieu de l’éthicité de l’éthique. Or cette expression « la possibilité de l’impossible » est emprunté à Heidegger, précisément à sa pensée de la mort, qui est définie par lui-même comme la possibilité de l’impossibilité de l’existence en général. (cf Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, § 53, p. 262. Et déjà au § 50 : « La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein. » Sein und Zeit, p. 250).

La structure même de la pensée derridienne de l’éthique est ainsi marquée par cet héritage heiddeggérien. Derrida, nous le savons, commente cette formule dans Apories et cherche à la préserver dans sa pensée de l’ évènementialité de l’évènement, de l’arrivée.

 

Toute l’éthique, le tout de l’éthique, l’éthicité de l’éthique, sont noués selon Derrida à l’impossible, à l’aporie. Souvenons-nous que ce qui l’intéressait dans l’éthique,  ce sont des apories, ces limites, les origines an-éthique de l’éthique. Commençons donc par relever les trois apories qu’il dégage dans Force de loi, texte sur le fondement mystique de l’autorité : l’epokhé de la règle, l’aporie de l’indécidable, et enfin, l’aporie de la décision responsable hétérogène au savoir. En essayant de comprendre cela, nous montrerons finalement la difficulté à donner un vrai statut à l’éthicien.

 

 

1)    Excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir.

 

La première aporie marque l’excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir, de toutes règles normatives. Il est en effet propre à la loi selon Derrida, d’être radicalement non fondée, en dernière analyse non justifiable et elle-même sans loi : il n’y a pas de loi de la loi. C’est pourquoi le coup de force de la loi, est inhérent à celle-ci : pas de loi sans force. Cette force n’est pas externe à la loi, elle est le coup de force de loi, d’une loi non fondée.  Derrida précise que « l’opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 32-33).

Rien ne peut venir justifier la légitimité ou la justice de cette loi, car au moment de sa fondation, celle-ci n’est « ni juste, ni injuste » :

« il n’y a pas de fondation de la fondation performative : « aucun discours justificateur, ne peut ni ne doit assurer le rôle de métalangage par rapport à la performativité du langage institutant » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, pp. 32-33).

« L’auto-justification d’une décision est donc impossible et la décision ne saurait à priori, et pour des raisons de structures, répondre absolument d’elle-même ». Là, réside le fondement mystique de l’autorité, et là réside aussi, l’épokhé de la règle : le « il faut » de l’éthique ne peut pas, ne doit jamais « prendre la forme d’une règle » cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.23), et l’éthique ne saurait donc être la conformité au devoir, à une norme donné et établie. Il s’agirait donc de « se porter au-delà du langage même du devoir », précisément par fidélité à l’injonction éthique, qui a toujours lieu par-delà la règle. L’éthique serait ainsi un devoir au-delà du devoir, et Derrida rompt ici avec la formulation kantienne du devoir :

« Y aurait-il donc un devoir de ne pas agir selon le devoir : conformément au devoir dirait Kant, ni même par devoir » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.22).

Un « contre-devoir » ou plus précisément un devoir par-delà le devoir : on retrouve ici le motif d’une éthique au-delà de l’éthique, au-delà du devoir et de la dette, et l’on voit pour la première fois comment celle-ci s’origine dans l’aporie : c’est parce que la décision morale doit juger sans règles, que son devoir excède infiniment le devoir et le normatif, et qu’elle se voit ainsi ouverte sur son infini. L’éthique serait donc « rebelle à la règle » (cf Jacques DERRIDA, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p.48), étrangère à « tout concept normatif » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.24), la responsabilité ou l’expérience de la responsabilité ne se réduisant pas au devoir ou à la dette, et s’ouvrant sur « l’incalculable par l’impossible de sa fondation.

 

 

2)    L’indécidable.

 

La seconde aporie, comme nous l’avons souligné tout à l’heure est l’indécidable. En effet, l’absence de règle, l’aporie de la règle, conduisent à la décision éthique à affronter l’indécidable :

« il n’y a de décision ni de responsabilité sans  l’épreuve de l’aporie ou de l’indécidabilité » (Dans « Non pas l’utopie, l’im-possible », in PM, p. 358. L’on notera au passage que Derrida situe l’éthique au sein d’une problématique de la décision (il fait même dépendre l’éthique du motif de la décision : LC, p. 188), même s’il renversera le Je qui décide dans une décision de l’autre, suivant ainsi Lévinas dont la conceptualité s’est forgée dans le renversement de la tradition sub-jectiviste et égoïque), c’est-à-dire de l’impossible. La décision doit être décidée sans règles à pourvoir suivre, à appliquer, sans savoir comment choisir, et c’est pourquoi il s’agit à chaque fois dans la décision d’un évènement « impossible » car se produisant hors tout programme « possibilisant », d’un règle à appliquer ou d’une norme à laquelle se conformer. Il s’agit dans la décision d’une invention sans règles, à chaque fois de

« l’évènement d’une décision sans règles et sans volonté au cours d’une nouvelle épreuve de l’indécidable » (cf Jacques DERRIDA, Passions, Paris, Galilée, 1993, p.41). La décision est un saut, se produisant hors des conditions préalables de possibilité (et en ce sens- im-possible), un risque absolu et ne reposant que sur elle-même » :

« il n’y a pas de « politique » de droit, d’éthique sans la responsabilité d’une décision qui, pour être juste, ne doit pas se contenter d’appliquer des normes ou des règles existantes, mais prendre le risque absolu, dans chaque situation singulière, de se re-justifier, seule, comme pour la première fois, même si elle s’inscrit dans une tradition » (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 358). Tel est le sens de l’indécidable : indécidable car non décidé au préalable et, en vérité, jamais décidable et donc jamais décidé. Une décision prise ne supprime pas l’indécidable. Derrida est clair sur ce point :

« l’aporie dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d’emprunt, une simple paralysie momentanée devant l’impasse. C’est l’épreuve de l’indécidable dans laquelle seul une décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque chose d’aporétique » (cf Jacques DERRIDA, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 389). L’indécidable n’est donc pas une objection à la décision, un obstacle temporaire, il en est la condition, l’aporie constitutive et permanente. L’aporie même est le lieu de la liberté :

« là où il me reste une zone de choix, je suis dans l’antinomie, la contradiction, et à chaque instant, je veux garder la plus grande liberté possible pour négocier entre les deux » (cf Jacques Derrida, Sur Parole, Paris, Éditions de l’Aube, 1999, p. 48).

L’indécidable comme impossible hante et continue d’hanter toute décision, y compris quand celle-ci est prise, elle reste en prise avec l’indécidable qui la rend possible.

 

 

 

3)    La décision responsable.

 

Enfin la troisième aporie se comprend par la décision et ne non-savoir, c’est-à-dire l’aporie de la décision responsable hétérogène au savoir. En effet, un non-savoir est au fondement de la décision éthique : « si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut que je ne sache pas quoi faire au moment de la décision, le moment éthique qui est finalement indépendant du savoir. C’est au moment où je pose les propos suivants « je ne sais pas quelle est la bonne règle » que la question éthique se pose » explique Derrida son entretien à l’Humanité. Le moment de la décision, le moment de la responsabilité suppose une rupture avec l’ordre de la connaissance, une rupture avec la rationalité calculatrice, et en ce sens débouche sur ce que Derrida nomme « une folie de l’impossible », comme ouverture sur l’incalculable. Un saut dans l’incalculable est nécessaire, et il s’agit de décider sans savoir, pour ainsi dire sans voir ou sans pouvoir voir, donc à partir d’une certain invisible ou im-prévisible, sans être capable de calculer toutes les conséquences de la décision, en « s’enfonçant » comme l’exprime Derrida, dans « la nuit de l’inintelligible ». Même la distinction entre le bien et le mal ne dépend pas d’un savoir ; l’on ne sait pas quelle est la distinction entre le bien et le mal. Celle-ci ne peut se faire que dans un moment de décision éthique, qui a toujours lieu dans un saut par-delà le savoir. L’éthique s’ouvre donc à cette aporie du non savoir.

 

La décision responsable est une ouverture sur l’incalculable ; si une décision est un saut dans le non savoir, dès lors une altérité est sa condition : je ne peux jamais dire « je prends une décision ». Derrida explique fermement :

« On dit facilement je décide ou bien je prends la responsabilité, ou je suis responsable ». Ces phrases me paraissent aussi irrecevable les unes que les autres. Dire « je décide », cela veut dire que je suis capable et maître de ma décision et que j’ai un critère qui me permet de dire que c’est moi qui décide » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 102).

Derrida rompt ainsi dans sa pensée de la décision, responsable avec l’horizon de la subjectivité et du vouloir, un horizon qui domine la pensée classique de la responsabilité comme imputabilité d’un sujet libre. Suivant ici l’impulsion de Lévinas, qui précisément « met toujours la liberté après la responsabilité » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 103), Derrida cherche à donner droit à cette altérité de la décision car une décision « digne de ce nom » doit marquer la déchirure du même ou du soi-même. Derrida ira jusqu’à parler d’une décision de l’autre en moi.

« Une décision devrait déchirer – c’est ce que veut dire le mot décision – par conséquent devrait interrompre la trame du possible [que Derrida comprend ici comme le « je peux » de l’ego, comme pouvoir et vouloir du selbst, du soi-même]. Chaque fois que je dis « ma décision » ou bien « je décide », on peut être sûr que je me trompe… La décision devrait être toujours la décision de l’autre. Ma décision est en fait la décision de l’autre… Ma décision ne peut jamais être la mienne, elle est toujours la décision de l’autre en moi et je suis d’une certaine manière passif dans la décision » (cf Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 102).

 

L’éthique de l’im-possible, dans sa structure aporétique, est ainsi l’arrivée de l’autre et l’obligation de l’hospitalité. L’im-possible est le lieu de cet accueil, car il est la possibilité même de l’évènement de ce qui arrive. C’est pourquoi l’im-possible est le nom de cette éthique de l’hospitalité, l’éthique devenant l’expérience des limites, de ce qui reste in-propriable ou « impossible » dans l’évènement de l’altérité. C’est en ce sens que l’aporie devient la possibilité d’une voie, d’un chemin, d’un passage comme le non-passage est la condition de la marche :

« l’impossibilité de trouver sa voie est la condition de l’éthique » (cf «  Hospitality, Justice and Responsibility : a dialogue with Jacques Derrida », in Questioning Ethics, New York, Routledge, 1998, p. 73).

 

CONCLUSION :

 

A l’issu de cet exposé, il sera intéressant de souligner que l’éthicien, a un statut non pas impossible à définir mais extrêmement difficile, car imprécis.

Nous avons tout d’abord établit le fait que l’éthicien  pouvait existait du fait qu’il soit au carrefour du théorique et pratique. Mais reviendrait-il à un seul homme d’avoir le statut d’éthicien au sein d’un groupe de réflexion ? l’éthicien serait-il une profession à part entière ? Par la suite, sous la plume de Derrida, nous avons perçu la difficulté à l’éthique non pas seulement d’exister mais d’être formalisée. L’éthicien n’a pas de statut impossible à définir, mais reste à ce jour une figure souple et rigide : souple car plusieurs fonctions, rigide car il reste un mystère.

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