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État des lieux

Emmanuel Leclercq, Octobre 2013.

État des lieux

Le monde contemporain est un grand consommateur du mot « éthique », mais a du mal à utiliser celui de moral. La diversité des sens donnés à « éthique » impose de définir ce dont parle lorsque l’on traite des règles éthiques, en particulier dans le domaine de la médecine et des sciences biologiques et médicales.

D’un point de vue étymologique, il n’existe pas de différence entre éthique et morale qui renvoient tous les deux à la notion de bien et de mal. Ethique provient des mots grecs Ethikos et ethos qui font références aux mœurs. De même, morale provient du latin morales, les mœurs. Très tôt dans le latin impérial, le terme éthique a été utilisé dans le sens de la science de la moral. la philosophie morale grecque est donc de l’éthique et les textes d’Aristote sont en ce domaine les mieux connus : Ethique à Nicomaque, Ethique à Eudème… Aristote traite d’une morale de l’action, réflexion sur les conditions de la vie bonne visant le bonheur et l’épanouissement, c’est-à-dire le Souverain Bien  tel que défini grâce à l’usage de la raison et poursuivi par le moyen du désir. Ce sont ces références à la moral aristotélicienne qui rendent compte de l’usage le plus commun, (même si on peut le discuter), du mot éthique, celui d’une discipline dont le but est de déterminer les conduites correctes dans le contexte d’activités particulières ou d’exercice professionnels. Cela renvoie aux bonnes pratiques propres à une profession, à une confrérie, à une association, objet de règles déontologique dédiées. En fait ces questionnements le plus caractéristiques de la démarche éthiques sont ceux qui ne trouvent de réponses ni dans des codes de déontologie, ni dans la pratique jurisprudentielle, ni à fortiori, dans la loi. Cette observation n’interdit naturellement pas de remettre en cause les principes moraux fondant des dispositions déontologiques ou légales.

On peut identifier dans la pensée éthique reposant sur ses origines aristotéliciennes, deux courants d’inspiration, qui s’individualiseront nettement au XVII et XVIII siècles : celui d’une morale de l’action mue par le moteur du désir, et la référence à la raison qui, en accord avec la pensée de Platon, permet de parvenir à la connaissance de ce qui est bien. La vision de la morale comme moyen d’accéder au bonheur grâce à la stimulation du désir se retrouve dans la tradition de la moral empirique et sceptique de David Hume. Complétée par la philosophie utilitariste en Angleterre et pragmatique aux Etats-Unis, cette tradition fonde pour l’essentiel la pensée éthique dans les pays anglo-saxon.

En revanche, l’identification du Bien à ce que la raison est conduite à connaître, dans le langage du platonisme, constitue l’une des racines de la morale rationaliste, illustrée surtout par Kant. L’éthique consiste pour lui, en la libre acceptation d’une devoir que la raison présente à la volonté comme nécessaire et qui s’exprime sous la forme de l’impératif catégorique à priori, irréductible à l’expérience et aux contingences. L’impératif kantien s’articule autour du respect de l’humanité en chacun, élément constitutif de la notion des droits de l’homme.

Pour Compte-Sponville,  l’usage du mot éthique renvoie aujourd’hui à la pensée empirique et utilitariste, alors que le terme de moral se réfère plutôt à la loi intérieure, essentielle ou révélée : la morale impose, l’éthique propose.

Il y a donc deux courants de pensée pour penser l’éthique : Dans la tradition aristotélicienne, leur objet est une morale de l’action, visant la résolution des incertitudes et des tensions posées par l’application à l’homme et à son environnement de techniques dérivées de connaissances nouvelles. Les situations analysées ne s’étant auparavant jamais manifestées, la solution ne peut en effet être trouvée dans des règles professionnelles, juridiques ou législatives préétablies. En revanche, la référence principale à laquelle se réfère la légitimité des actions est (au moins en France et en Allemagne) kantienne : c’est le respect de la dignité de l’homme, un accent plus important étant mis sur son autonomie et ses intérêts dans les pays dont la référence morale dominante est la philosophie utilitariste. En ce sens, la bioéthique, éthique des sciences biologiques et médicales, se confond avec le respect des droits de l’homme confronté aux innovations dans le domaine de la médecine et des sciences de la vie. Les débats sur l’universalité ou la diversité légitime des droits reconnus à l’homme selon les époques et les lieux, l’influence des références culturelles et religieuses, sont constituants des réflexions éthiques

De ce fait, la forme du débat éthique est souvent celle de la résolution d’une tension entre deux rationalités morale : l’une et l’autre légitimes au regard de critères acceptables, mais aboutissent cependant à des conclusions opposées.

C’est ainsi que se présente, par exemple, la controverse sur l’utilisation thérapeutique du clonage humain : d’une part, les progrès thérapeutiques que l’on peut attendre, s’ils sont crédibles, constitueraient une marque de solidarité envers toutes les personnes souffrants aujourd’hui d’affections dont le traitement reste insuffisant. Cependant, la mise au point d’une technique nécessaire aussi au clonage d’enfant (clonage reproductif), utilisant des quantités considérables d’ovules et produisant des embryons humains potentiels en tant que matériel de recherche, soulève à l’évidence des questions d’ordre moral qu’il est légitime d’aborder. De même, les conflits sont fréquents entre les analyses en appelant au respect de la sphère individuelles, et celle qui se réfèrent à des valeurs collectives considérées comme structurantes pour la société.

En tant que morale de l’action, la délibération éthique va s’efforcer de hiérarchiser, dans le contexte étudié, les rationalités morales aux inférences divergentes. Ainsi, la solution d’une tension éthique équivaut souvent à la proposition d’un choix, le meilleur ou le moins mauvais. Le danger de l’exercice est évidemment de se satisfaire d’une relativisme moral généralisé faisant de l’éthique, selon l’expression de la sociologue Nadine Fresco : « le jardin d’acclimatation des entreprises encore inacceptables mais appelées à être mise en œuvre » .

Le chemin est finalement très étroit certes, mais cependant c’est celui de l’éthique : c’est celui du conservatisme renvoyant à un monde qui n’existe plus, et la procédure de légitimation morale et sociale des innovations technoscientifiques qui sont prometteuses sur le plan économique. Notre société est riche de la diversité de ses traditions et de ses références philosophiques, religieuses, et par conséquent morales. Les références étant multiples, est-il possible de s’accorder sur les valeurs fondant l’action bonne ?

De cette première interrogation, découle naturellement un questionnement sur la nature des instances éthiques. Constituent-elles des assemblées d’experts qui pourraient être des « éthiciens » des « comités des sages » ainsi qu’on les désigne très souvent ? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que les problèmes éthiques puissent tous être résolus grâce à l’application experte d’une procédure rationnelle sur des données objectives ou admise par tous. Or, il n’en est rien.

Mettre le souci de l’Autre, du respect de sa liberté, de ses intérêts, et plus généralement de ses droits, au centre de la démarche éthique, semble pouvoir constituer une règle universelle admise indépendamment de la référence religieuse, philosophique ou culturelle : personne ne peut ignorer que s’il est lui-même, disposant des capacités qui l’instituent en tant qu’homme, c’est grâce à son « commerce  intellectuel » avec autrui auquel il est, en retour et de façon symétrique indispensable. L’un et l’Autre apparaissent de la sorte également justifiés à revendiquer des droits et une considération équivalents. Appliquer ce principe à la diversité des situations ne va, cependant pas de soi. D’une part, le Bien auquel tente de se référer un comité d’éthique n’apparaît pas réductible au Vrai ; d’autre part, comme nous l’avons vu, l’interprétation des valeurs auxquelles se réfère la société pour définir le Bien restent diverses.

Ce n’est pas là abdiquer toute ambition de parvenir à un consensus minimum sur certaines normes éthiques, telles le respect de l’autonomie (s’exprimant en particulier, par des règles de consentement) et la fidélité à des principes de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice. La référence à de tels principes est très généralement admise mais ne saurait constituer un viatique permettant de surmonter toutes les tensions éthiques.

Un comité d’éthique fixant la norme s’arrogerait tout à la fois le pouvoir de dire vrai et de préciser le Bien. Or, dans une société multi référentielle telle que la nôtre, il n’existe guère d’autres moyens que la démocratie pour décider, in fine, de l’action bonne ou, plus exactement, jugée telle par le peuple. le débat au  sein d’un comité dépourvu de toute légitimité démocratique ne saurait donc y pourvoir. Cependant, la délibération de ces questions par une société insuffisamment informée constitue une autre impasse. C’est à ce niveau que se situe le plus utilement le rôle des comités. Par les compétences assemblées, la diversité des parcours et des options personnelles de leurs membres leur disponibilité et l’expérience acquises dans le traitement des questions, les instances éthiques constituent sans soute, l’un des moyens privilégié d’informer un débat qu’il ne leur revient pas certes, de confisquer. A ce titre, les avis rendus, ne devraient jamais être considérés comme des normes édictées, mais comme des exemples de conclusion possibles de débats menés au sein de groupe reproduisant, en une certaine mesure, la diversité de nos sociétés. Plus même que par les avis rendus, la contribution des comités d’éthiques vaut par le développement de l’argumentaire les justifiant et par le compte rendu de la démarche collective y ayant abouti.

Dès lors, quelle devrait être la forme privilégiée sous laquelle sont communiqués les travaux de comités d’éthique ? Faut-il de façon systématique, que ceux-ci rendent compte d’un dissensus originel et institutionnalisé en redéclinant les racines à l’occasion des différentes situations analysées ? ou bien convient-il de parvenir par principe à un avis consensuel ou majoritaire, défini comme la contribution normative spécifique du comité ?

En fait, il semble que ces deux conceptions du travail des instances éthiques sont critiquables en ce que la première apparaît artificielle et que la seconde dénature le rôle des comités dont il convient qu’ils restent consultatifs. Si la pratique de l’éthique doit en effet être vue comme une morale de l’action permettant de surmonter des tensions tout en explicitant les valeurs fondant la décision, il apparaît qu’une démarche qui s’arrêterait par principe au rappel des origines de la tension éthique, c’est-à-dire à des logiques morales inconciliables, manquerait d’ambition. La pratique inverse tendrait quant à elle, à transformer les comités d’éthique en producteurs de normes morales, dépourvus de légitimé démocratique. Il apparaît ainsi plus naturel de s’en remettre à la réalité d’une dynamique de la délibération. Quels que soient les présupposés de départ, il est fréquent que celle-ci aboutisse, par la vertu de ses mécanismes internes, à un consensus retenti par chacun, non pas comme le plus petit dénominateur commun de l’exigence morale, mais comme un succès porté à l’actif d’une possible sagesse collective.

L’analyse des lignes de partage entre les comités d’éthique et au sein de chacun d’entre eux, telles qu’elles se sont manifestées en France depuis une vingtaine d’année, témoigne d’ailleurs de ce qu’elles ne recoupent que rarement les références spirituelles et philosophiques dont elles se réclament les membres du comité. Le partage se fait le plus souvent en fonction de la sensibilité de chacun confronté à deux types de questions : la dignité de la personne, constitue-t-elle un concept opérationnel pour la résolution des tensions éthique ? Les critères moraux fondant la réflexion éthique ne sont-ils que relatifs à un niveau donné d’évolution des connaissances et des techniques, ou bien reposent-ils sur des valeurs irréductibles à la science ?

Autour du premier débat se joue l’équilibre entre une casuistique éthique généralisées et la références à des valeurs universelles, formant le corpus des droits de l’homme. Reste alors à en définir les paramètres d’application générale. Dans la filiation des courants de la philosophie morale fondés sur le désir ou sur le devoir, se distinguent aujourd’hui deux conceptions des droits : l’un se fonde sur l’intérêt, l’autre sur la dignité.

L’intérêt de tout être sensible, c’est d’accéder au bien-être et d’éviter la douleur, et cela vaut pour l’animal autant que pour l’homme. De ce fait, la reconnaissance des droits de l’un comme de l’autre est légitime. Les intérêts humains dépassent l’évitement de la douleur et le droit au plaisir. Ils comportent une dimension économique dont la prise en compte devient essentielle dans la doctrine libérale depuis au moins Mandeville et Adam Smith. L’intérêt qu’il s’agit d’optimiser et les épreuves que l’on s’efforce de minimiser (plaisir, richesse…) sont quantifiables. La solution d’un dilemme éthique prendre selon cette approche, la forme d’un bilan, entre les effets bénéfiques (positifs) et maléfiques (négatifs) d’une action. Si la somme algébrique de ces composants est positive, l’action sera considérée comme désirable d’un point de vue morale. A l’inverse, la dignité est définie par son caractère essentiel : elle est un attribut de l’humanité des personnes, ne peut être objet de commerce d’amplification ou de réduction. Un être humain n’est pas à moitié digne, ou deux fois plus digne. Il est digne en fait du fait même de son humanité.

La tendance actuelle au renfermement de la pensée « utilitariste », celle reposant sur le droit de chacun à la prise en compte de ses intérêts ; n’est pas seulement une conséquence évidente et inéluctable de la mondialisation libérale, elle procède aussi de s’ajuster à l’homme réel, avec ses doutes et ses désirs.

La référence à cette « statue du commandeur » que constitue le concept kantien de dignité et de loi morale au sein de tout homme, s’avère moins « pratique » pour résoudre les tensions éthiques soulevées par l’évolution des sciences et des techniques. Pourtant, nombreux sont les exemples témoignant de ce que le recours exclusif à l’éthique de l’intérêt sans considération des principes d’humanité et de dignité ne prémunit nullement d’une évolution vers l’inhumanité. Identifier une voie éthique légitime n’est donc possible qu’en pleine connaissance des références multiples, en particulier philosophiques, vis-à-vis desquels elle se situe. L’éthique est culture ou ne l’est pas. Quant au problème des relations entre l’évolution technoscientifique et les conceptions morales, il est naturellement relié à la question précédente puisque des valeurs considérées comme universelles, auront tendance à relever d’un corpus de pensée distinct de celui de la rationalité scientifique.

Durant 3 siècles, l’optimisme progressiste a dominé la perception sociale de l’avenir. Le progrès était cette marche de l’humanité d’un pas ferme et sûr, sur la route de la vérité, du bonheur et de la vertu, pour paraphraser Condorcet. Constituants déterminants du progrès, la science est la technique se voyaient aussi investies d’une valeur morale à priori positive, puisqu’elles étaient les moteurs de l’accroissement du bonheur et de la vertu des hommes.

Bien entendu, à cette vision un peu idyllique, s’est toujours opposée une approche plus réservée parfois franchement négative du Progrès, dont on trouve les précurseurs dans l’Antiquité grecque : Ainsi Platon oppose-t-il son maitre Socrate, tenant d’une identité profonde entre le Vrai et le Bien, au sophiste Protagoras, professant qu’il s’agit là de valeurs irréductibles l’une à l’autre. Rabelais reprendra cette idée dans sa formule si célèbre : « science sans conscience, n’est que ruine de l’âme ».

Le sentiment vis-à-vis de la valeur morale de la science, reste aujourd’’hui jusqu’au sein des comités d’éthique, une ligne de fracture entre les gnostiques et les agnostiques du progrès. Pour les premiers, la qualité scientifique d’une innovation doit être portée au crédit de sa probable valeur morale, ce qui induit, pour le moins, à priori favorable quant à la légitimité de son application à l’homme ou à ce qui a de la valeur pour lui. Pour les seconds, dans la ligne de Portagoras et de Rabelais, la recherche du Vrai par une démarche scientifique est un droit, voir un devoir mais n’a ni la capacité, ni la finalité de déterminer ce que doit être l’action humaine. Bien souvent, ce clivage est implicite voire inconscient, ce qui complique d’autant plus la conduite d’un débat que l’on retrouve au cœur de la majorité des controverses éthiques modernes. Réintégrer cet aspect de la discussion dans les cadres des interrogations multimillénaires sur la nature et sur l’indépendance des valeurs, c’est-à-dire faire preuve de culture s’avère la encore être la condition d’une démarche éthique consciente.

L’ambiguïté fondatrice du terme « valeur » vient de ce qu’il s’applique aux valeurs immatérielles aussi bien qu’économique et marchande. Les premières incluent l’ensemble de ce qui vaut la peine qu’on s’y intéresse mais n’a pas de prix. Les secondes sont d’ordre économique : il s’agit de la valeur du travail, de la valeur d’usage, de la valeur ajoutée, de la valeur d’échange et leurs contreparties monétaires. Toutes ces valeurs sont précisément quantifiables et peuvent s’exprimer sous la forme d’un prix dont la fixation dépend des différents paramètres économiques et des mécanismes du marché. Un être autonome ou une collectivité, selon des procédures qui leur sont propres, vont se fonder sur ces différentes catégories et ordres de valeur afin de déterminer le champ du légitime, du souhaitable et du désirable.

En définitive, ne reviendrait-il pas à un homme que l’on pourrait appeler « éthicien »  de résoudre un dilemme qui pose ainsi : si ce que l’on propose est probablement vrai, réalisable et raisonnablement sûr, si c’est là le moyen de développer un marché et d’accumuler des richesses, pour autant est-ce bien ? Est-ce légitime ? Est-ce souhaitable ? L’avenir du XXI siècle semble dépendre en grande partie de la pertinence, persistante ou dépassée d’une telle interrogation, et des procédures mise en œuvre pour la résoudre. Plusieurs périls sont menaçants :

Les premiers sont liés à la confusion des catégories de valeur, à l’établissement d’une hiérarchie entre elles, voire à la réduction des valeurs immatérielles, d’ordre moral et esthétique, à leurs dimensions économiques et techniques. L’évolution des pratiques en matière de propriété intellectuelle sur les gènes illustrent bien cette tendance : les gènes sont des entités naturelles codant les propriétés biologiques des êtres vivants. Grâce au progrès du génie génétique, on a appris à les connaître. Les biologistes séquençant l’ADN, support moléculaire des gènes, accèdent à cette connaissance et peuvent sans doute l’utiliser pour réaliser des inventions sur lesquelles ils revendiqueront une propriété intellectuelle. Quant aux gènes eux-mêmes, ils n’ont à l’évidence pas été inventés par les chercheurs qui ont déterminés les caractéristiques. Cependant, les biotechnologies modernes reposant sur la connaissance des gènes, font espérer un marché dont on prévoit qu’il pourrait atteindre  les quatre à cinq milliard d’euros dans les décennies qui viennent.

De plus, le marché des médicaments constitue un autre exemple des conséquences possible de la domination des valeurs du marché sur toute autre. Le succès de l’économie marchande, créatrices des biens et de prospérité, exige une adaptation réciproque de l’offre et de la demande solvable. L’économie de la santé n’échappe pas à ces critères. Il en résulte donc que l’essentiel des efforts de recherche est concentré vers la satisfaction des désirs et des besoins de santé des populations riches, alors que ceux de centaines de millions de malades habitant les pays les plus pauvres restent en large déshérences. Dans le domaine de la santé, comme dans celui de l’alimentation, le respect des valeurs morales de justice et de solidarité qui incite à satisfaire les besoins des personnes, indépendamment de leur état de fortune, est inaccessible si on en reste à la prééminence de la valeur économique sur tout autre.

Les questions d’éthique et les débats sur les valeurs, prennent dans la société moderne mondialisée, une importance qui dépasse le monde académique de la philosophie morale pour s’imposer aux processus politiques et atteindre même le domaine des stratégies industrielles et commerciales. Pourtant, les discussions demeurent handicapées par l’absence fréquente de références explicites aux fondements de la réflexion éthique, qu’il s’agisse de ces principes, de sa légitimité ou des procédures types de résolution des controverses et des conflits.

Il sera intéressant tout au long de notre travail de se demander finalement qui doit éclairer la réflexion sur toutes ces difficultés qui posent des dilemmes moraux : autrement dit reviendrait –il à l’éthicien, (s’il existe), d’avoir la fonction de rappeler les racines des approches possibles de certains grands défis éthiques énumérés précédemment.

Là encore,  le travail de l’éthicien ne consisterait-il pas, non pas à donner une vision normative, ni des « recettes », mais à donner à tous ceux appelés à s’affronter à ces situations, des références et les moyens d’identifier les questions en jeu, d’élaborer une méthode pour y répondre, et finalement d’être capable d’expliciter eux même ce qui leur apparaît constituer, dans toutes les circonstances, la voie juste, l’action bonne, et les valeurs qui les fondent ?

C’est au cours des années 1970 que l’éthique s’est grandement épanouie : En effet, au compte des phénomènes ou des données les plus immédiatement constatables, force est d’enregistrer comme « contemporain », sur  l’espace d’une génération, un bouleversement du statut même, professionnellement et socialement parlant de l’éthique. L’éthique suppose des éthiciens, comme les maths supposent des éthiciens. Le problème est que les éthiciens ne sont pas vraiment définis. Est-ce que parce que l’on réfléchit sur l’éthique on devient éthicien ? Est-ce parce qu’on l’enseigne ? C’est à ce moment-là que ce mot est apparu comme qualificatif de cette profession. L’éthique suppose donc des éthiciens qui sont en général, du moins originellement des philosophes. Or de toute évidence, la transformation récente du personnage même de l’éthicien illustre ici des déplacements dans le statut de l’éthique. Difficile en effet de ne pas observer qu’à travers le développement exponentiel des questions éthiques, les philosophes qui ne se sont pas investis dans ces questions ont vu leur rôle social et la perception sociale de ce rôle considérablement réaménagés. Comme jamais, les sociétés contemporaines font appel à eux, à partir des entreprises, des hôpitaux, des administrations, des instances politiques, ou plus largement de tous les lieux où s’élabore sur une foule de sujets ce que l’on désigne comme l’opinion. En fait cet appel aux « éthiciens » qui, lancé pour résoudre une grande variété de dilemmes moraux dépasse de loin tout ce qu’avaient pu connaître les philosophes dans les quelques époques où leur état déjà conférée une forme de visibilité sociale, celle des Lumières ou celles des cités antiques. Par la médiation de l’éthique, les philosophes ont accédé, notamment en Amérique du Nord, selon un mouvement dont tout indique qu’il est destiné à s’élargir, à ce que certains n’ont pas hésité à désigner comme une sorte de « vedettariat », caractérisé par le rôle qu’ils jouent dans l’existence d’un grand nombre d’individus et d’organismes institutionnels, entrepeunariaux ou sociétaux. Qu’il s’agisse de prendre position sur une législation destiné à réguler l’usage de technologies permettant de déterminer les caractéristiques génétiques d’enfant à naître, de faciliter la décision d’une fédération sportive sur l’usage des produits dopants ou de conseiller une entreprise sur les mesures appelées par les conséquences écologiques de ses activités, les instances concernées s’attachent  la coopération « d’éthicien » chargés de guider leurs réflexions ou d’évaluer le suivi de leurs choix.

Ainsi, le terme même « d’éthicien » a-t-il connu durant ces dernières décennies un changement de sens qui témoignent d’un changement de statut. Naguère encore, un « éthicien » était un professeur d’éthique, ou, disait-on avec plus de précision, un professeur de philosophie morale : il intervenait en général dans le cadre universitaire, pour contribuer à la  formation d’étudiants en philosophie et pour faire progresser la recherche philosophique sur des questions aussi radicales que celle de la distinctions entre le Bien et le Mal, de la liberté et de la responsabilité des agents moraux ou des fins morales à poursuivre, entre Bonheur et Devoir, par les personnes individuelles ou collectives. En fait, nous le verrons, ces « éthiciens » sont en fait sorti des universités pour remplir de plus en plus souvent les fonctions d’expertise et de conseils destinés à assister une foule d’organisation, à élaborer des stratégies aussi bien à court terme, dans l’urgence d’une situation de prise de décision, qu’à long terme, pour élaborer une politique.

Dérivée de l’espace universitaire, où elle reste ancrée et même s’ancre à nouveau avec plus de solidité que jadis sous la forme de centres de recherche spécialisés, l’éthique constitue sans doute aujourd’hui, en tout cas dans le champs des sciences humaines et sociales, la discipline qui se trouve la mieux à même d’offrir ses services à une clientèle qui déborde largement le champ académique.  Au reste, n’est-il pas rare que, parmi cette clientèle, on trouve l’université elle-même !: non plus toutefois comme le terrain ou l’éthique trouve son premier ancrage professionnel, mais aussi comme partenaire ou comme mandataire dans une demande d’expertise éthique appliquée à son propre fonctionnement, par exemple dans la gestion de ses personnels ou dans les relations entre ses personnels et étudiants.

L’histoire de ces mutations contemporaines de l’éthique, qui demeure certes loin, en France d’avoir porté encore toutes leurs conséquences pour la discipline, mais sont néanmoins largement amorcées, a souvent été racontée : la naissance, du moins l’expansion de ce qu’il faut bien appeler le marché de l’expertise éthique doit au moins autant à l’esprit de quelques universitaires spécialiste du domaine qu’à des circonstances peu prévisibles : la plus mentionnée est celle de l’affaire du Watergate dans les Etats-Unis du début des année 1970. Elle a entrainé non seulement une nouvelle demande en matière d’éthique mais aussi, pour satisfaire à cette demande issue en l’occurrence des législateur, une nouvelle pratique de l’éthique, plus soucieuse d’élaborer des principes déontologiques à même de jouer un rôle directeur dans le domaine politique, puis dans d’autres espaces de l’activité sociale. La dimension pratique de l’éthique s’en est aussi trouvée fortement privilégiée, y compris dans les Universités, où apparurent des groupes « d’éthiciens » résolus à se consacrer à ce type de questions moins théoriques, plus applicatives et déontologique. Le Kennedy Institue, crée à la Georgetown University en 1972, est fréquemment identifié comme le meilleur symbole de ce virage vers l’élaboration d’un cadrage éthique susceptible de convenir à l’évaluation de tout la diversité des comportements. L’essor de la Bioéthique, celui de l’éthique de l’environnement ou de l’éthique des affaires sont constitué ensuite autant de balises sur le parcours ainsi lancé.  Au-delà des préoccupations publiques pour le risque de corruptions illustrées au plus haut niveau par le scandale du Watergate, la multiplication des technologies du vivant en a été l’un des principaux ressorts. Ont aussi joué un rôle les transformations de l’économie mondiale, à commencer par son devenir proprement « mondial », c’est-à-dire par sa mondialisation.  Ne serait-ce que par intérêt bien compris et par souci de leur propre image, de plus en plus nombreux sont aujourd’hui les groupes économiques  qui ne peuvent plus seulement se soucier d’offrir des conditions de travail décentes à leurs collaborateurs dans le cadre de la législation en vigueur dans leurs propres pays. Ils éprouvent aussi le besoin ou la nécessité, à la faveur de la délocalisation d’une partie croissante de leurs activités, de s’engager à respecter les droits de la personne dans les divers pays où ils implantent des unités de production, et cela au-delà même de l’état des législations en vigueur dans ces pays. Interrogation de type clairement éthique, qui, sous la forme de l’éthique de l’économie ou de l’éthique des affaires, mobilise là encore beaucoup « d’éthiciens » éloignés fortement de leurs bases professionnelles de départ. Ils se trouvent ainsi pris dans une logique d’évolution dont il importe de saisir comment elle a pu venir s’inscrire à la fois dans la trajectoire globale des sociétés contemporaines, ainsi que, de l’intérieur, dans la trajectoire même de l’éthique contemporaine.

 

Tout cela permet de se questionner sur la figure et la fonction de « l’éthicien » ? Qui est-il ? Comment émerge-t-il ? D’où ? Nous nous sommes aperçus de part cet « état des lieux », à la fois la fonction fondamentale de cette figure, qui est, à en croire l’histoire, de plus en plus indispensable, mais aussi sa plus grande complexité tant on n’arrive pas à le déterminer, le caractériser. Autrement dit, qu’entend t-on vraiment sous ce mot « éthicien ». Les éthiciens, ne sont-ils finalement pas le prolongement  de ce que l’on appelait auparavant  « moralistes » ? Aristote parlait d’éthique et non  d’ « éthicien » mais alors comment est-on passé de moraliste à éthicien, autrement dit comment la morale s’est –elle d’une certaine manière « prolongée » en éthique ou encore, comment l’éthique pourrait-elle être le prolongement de la morale ?

Toute ces questions nous permette finalement de tenter de nous approcher de cette figure ou de cette nouvelle profession, si tant est qu’elle en soit une.

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