La Fonction d’éthicien
Il est intéressant de commencer par ce qui apparaitra in fine comme règne intermédiaire entre l’éthique antérieure et l’éthique postérieure, à savoir le royaume des normes. Le meilleur point de départ à cet égard, est la considération du prédicat obligatoire attaché au permis et au défendu. A cet égard, il est légitime de partir comme Moore, du caractère irréductible du devoir être à l’être. Ce prédicat peut s’énoncer de plusieurs façons selon qu’il est pris absolument (ceci doit être fait) ou de façon relative ( ceci vaut mieux que cela). Mais dans l’un et l’autre emploi, le droit est irréductible au fait. En assumant cette affirmation, le philosophe ne fait que rendre compte de l’expérience commune, selon laquelle, il y a un problème moral, parce qu’il y a des a des choses qu’il faut faire, ou qu’il vaut mieux faire que d’autres. Si maintenant l’on considère que ce prédicat peut être associé à une grande proposition d’action, il est légitime de préciser l’idée de norme par celle de formalisme. A cet égard, la philosophie kantienne, peut être tenue dans ses grandes lignes, pour un compte rendu exact de l’expérience morale commune selon laquelle, ne peuvent être tenue pour obligatoires, que les maximes d’action qui satisfont à un teste d’universalisation. Il n’est pas nécessaire pour autant de tenir le devoir pour l’ennemi du désir ; ne sont exclus que les candidats au titre d’obligation qui ne satisfont pas d’autre critère. Au sens minimal,, le lien entre obligation et formalisme n’implique rien d’autre qu’une stratégie d’épuration visant à préserver les usages légitimes du prédicat d’obligation. Dans ses strictes limites, il est légitime d’assumer l’impératif catégorique sous la forme la plus sobre : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle deviennent une loi universelle ». Il n’est pas dit par cette formule comment se forment les maximes, c’est-à-dire les propositions d’actions qui donnent un contenu à la forme du devoir.
Se propose alors l’autre versant du normatif, à savoir la position d’un sujet d’obligation, d’un sujet obligé. Il faut alors distinguer du prédicat obligatoire qui se dit des actions et des maximes d’action, l’impératif qui se dit du rapport d’un sujet obligé à l’obligation. L’impératif en tant que rapporte entre commander et obéir, concerne le vis-à-vis subjectif de la norme, que l’on peut aussi bien appeler liberté pratique, quoi qu’il en soit du rapport de cette liberté pratique avec l’idée de causalité libre affrontée au déterminisme au plan spéculatif. L’expérience morale ne demande rien de plus qu’un sujet capable d’imputation, si l’on entend par imputabilité la capacité d’un sujet à se désigner comme l’auteur véritable de ses propres actes. Une norme (quelque en soit l’intitulé) appelle pour vis-à-vis un être capable d’entrer dans un ordre symbolique pratique, c’est-à-dire de reconnaître dans les normes une prétention légitimes à régler les conduites. A son tour, l’idée d’imputabilité, en tant que capacité, se laisse inscrire dans la longue énumération des capacités par lesquelles l’homme se caractériserait d’homme capable : capacité de faire, de se raconter… l’imputabilité ajoute à cette séquence la capacité de se poser comme agent.
Si maintenant nous réunissons les deux moitiés de l’analyse, à savoir la norme objective et l’imputabilité subjective, nous obtenons le concept mixte d’auto-nomie. La morale ne requiert donc au minimum, que la position mutuelle de la norme comme ratio cognoscendi du sujet moral, et l’imputabilité comme ratio escendi de la norme. Prononcer le terme d’autonomie, c’est poser la détermination mutuelle de la norme et du sujet obligé. La morale ne présuppose rien de plus qu’un sujet capable de se poser en posant la norme qui le pose comme sujet. En ce sens, on peut tenir l’ordre comme autoréférentiel.
L’éthique fondamentale comme éthique antérieure.
An effet, pourquoi en appeler d’une morale de l’obligation, dont on dit qu’elle se suffisait à elle-même, qu’elle était en ce sens autoréférentielle, à une éthique fondamentale, que l’on peut appeler ici, éthique antérieur pour la distinguer des éthiques appliquées entres lesquelles se distribue l’éthique de l’aval, l’éthique postérieure. La nécessité d’un tel recours se laisse mieux reconnaître si on part du versant subjectif de l’obligation moral : du sentiment d’être obligé. Celui marque le point de suture entre le royaume des normes et la vie, le désir. Comme nous l’avons souligné précédemment, le formalisme ne porte pas condamnation du désir : il le neutralise ne tant que critère d’évaluation en même temps que toutes les maximes d’action offertes au jugement moral, la fonction critique étant réservée chez Kant, au critère d’universalisation. Mais la question de la motivation reste intacte, comme en témoigne chez Kant lui-même, le grand chapitre consacré dans la critique de la raison pratique, à la question du respect sous le titre générale des mobiles rationnels. Or le respect ne constitue semble t-il, qu’un des mobiles susceptibles d’incliner une sujet moral ‘à faire son devoir’. Il faudrait déployer la gamme entière, si cela est possible, des sentiments moraux, comme a commencé à le faire Max Scheler, dans éthique matérielle des valeurs. On peut noter la honte, la prudence, l’admiration, le courage, le dévouement. Il serait intéressant de souligner aussi, que l’on peut mettre à une place d’honneur, un sentiment port, tel que l’indignation qui vise en négatif, la dignité propre ; le refus d’humilier exprime en terme négatif la reconnaissance de ceux qui fait la différence entre un sujet moral et un sujet physique, différence qui s’appelle dignité, laquelle dignité est une grandeur estimative que le sentiment moral appréhende directement. L’ordre des sentiments moraux, constitue ainsi un vaste domaine affectif irréductible au plaisir et à la douleur : peut être même, faudrait-il aller jusqu’à dire que le plaisir et la douleur, en tant que sentiment moralement non marqués, peuvent devenir moralement qualifiés par leur liaison avec tel ou tel sentiment moral, ce que le langage courant ratifie en parlant de douleur morale, de plaisir, pris à faire son devoir. Pourquoi n’aimerait-on pas faire du bien à autrui ?
Entre quoi et quoi les sentiments moraux font-il suture ? Entre le royaume des normes et l’obligation morale, d’un côté et de lui du désir de l’autre. Or le royaume du désir fait l’objet d’une analyse précise dans les premiers chapitres de l’Ethique à Nicomaque. C’est chez Aristote que l’on trouve un discours structuré sur la praxis, qui n’est pas chez Kant. Tout repose sur le concept de prohairesis, capacité de préférence raisonnable : c’est la capacité de dire ; ceci vaut mieux que cela, et donc d’agir selon cette préférence. Autour de ce concept gravite clé, gravitent les concepts qui le précèdent dans l’ordre didactique tel que le bon gré et le contre gré, ou qui lui succèdent, telle que la libération : le vis-à-vis intentionnelle de cette haine conceptuelle est constitué par le prédicat bon que l’on est trop vite tenté d’opposé au prédicat obligatoire qui régit l’éthique kantienne : il semble qu’il n’y ait pas lieu d’opposer des deux types de prédicats. Ils n’appartiennent pas au même niveau réflexif : le premier appartient bien évidemment au champ des normes, mais le second appartient à un ordre plus fondamental, celui du désir qui structure la totalité du champ pratique ; que cette capacité soit rapidement absorbée dans le contexte de la culture grecque, par un dénombrement des excellences de l’action sous le nom de vertus ne doit ni surprendre, ni nous enfermer. ; il ne doit pas surprendre, dans la mesure où l’on passe aisément de la préférence raisonnable à l’idée de vertu par le truchement de celle d’hexis, baitus, habitude, la vertu consistant pour l’essentiel dans une manière habituelle d’agir sous la conduite de la préférence raisonnable. La transition entre les visées limitées des pratiques, métiers, genres, de vie… et la visée de la vie bonne est assurée par le concept médiateur de l’ergon, de la tâche (qui oriente une vie humaine considérée dans son intégralité. La tâche d’être homme déborde et développe toutes les tâches partielles qui assignent une idée de bonté à chaque pratique. Quant au dénombrement, de ces excellences de l’action que sont les vertus, il ne doit pas barrer l’horizon de la méditation et de la réflexion ; chacune de ses excellences découpe sa visée du bien sur le fond d’une visée ouverte magnifiquement désignée par l’expression de la vie bonne ou mieux du vivre bien . Cet horizon ouvert est peuplée par les projets de vie, les anticipations de bonhuer, les utopies, bref, toutes les figures mobile que nous tendrions pour les signes d’une vie accomplie. On traitera plus tard, de la fragmentation du champ éthique selon les contours distincts des vertus énumérées ; projetées sous l’horizon de la vie bonne, ces excellences sont elles-mêmes ouvertes à toutes sortes de réécritures du Traité des vertus que l’on évoquera par la suite.
Si c’est chez Aristote que l’on peut trouver les linéaments les plus dessinés de l’éthique fondamentale, il ne faut pas renoncer à l’idée d’en trouver un équivalent jusque chez Kant lui-même : non seulement les deux approches, que l’on a enfermées sous les étiquettes didactiques de la téléologie et de la déontologie, ne sont pas rivales, dans la mesure où elles appartiennent à deux plans distincts de la philosophie pratique : elles se recoupent en quelques points nodaux significatifs. Le plus remarquable d’entre eux est pointé par le concept latin de Voluntas qui déroule sa propre histoire de façon continue des Médiévaux aux cartésiens, aux leibniziens jusqu’à Kant lui-même. Certes, ce concept de volonté dans lequel on peut voir l’héritier latin de préférence raisonnable, se trouve fortement marqué, dans notre histoire culturelle, par la médiation chrétienne sur la volonté mauvaise, sur le mal, méditation qui a contribué à scinder la morale de Modernes de celle des Anciens. Mais le lien entre l’intention volontaire et la visée de la vie bonne n’est pas rompu. Comment pourrait-on oublier la déclaration sur laquelle s’ouvrent les fondements de la métaphysique de Mœurs : « est de tout ce qu’il est possible de concevoir, dans le monde et même en général hors du ponde, il n’est rien qui puissent sans restriction être tenu pour bon si ce n’est seulement une bonne volonté ». Certes la suite de l’ouvrage procède à une réduction drastique du prédicat bon à la norme et aux critères d’universalisation qui la valident. Mais cette réduction présuppose à titre problématique la préconception de quelque chose qui serait la bonté d’une bonne volonté.
Or cette préconception n’est nullement épuisée par sa réduction déontologique, sa réduction au devoir : un signe de résistance au formalisme est donnée par la prise en compte au chapitre 3 de la Critique de la raison pratique de la question des « mobiles de la raison pratique », c’est-à-dire du principe « subjectif » dit Kant, de la détermination de la volonté d’être dont la raison n’est pas déjà, en en vertu de sa nature, nécessairement conforme à la loi fondamentale. Nous avons évoqué une première fois ce thème des sentiments moraux ; il faut y revenir une autre fois encore. De quoi s’agit-il sous ce titre ? de ce qui a « de l’influence sur la volonté », ce ce qui l’incline à se placer sous la loi, comme nous le disions un peu plus haut, à entrer dans un ordre symbolique susceptible non seulement de contraindre à une cation conforme, mais de structurer, d’éduquer l’action. C’est sous ce second aspect (la capacité structurante) que le sentiment moral dessine sa place en creux dans une théorie de la praxis qui, après Aristote n’a vraiment déployé son envergure que chez Hegel, principalement dans les Principes de la philosophie du droit.
Un lien fort, que la tradition scolaire a occulté, joint ainsi la prohairesis de l’éthique à Nicomaque et le vœu de « bien vivre » qui la couronne, au concept de bonne volonté des Fondements de la métaphysique des Mœurs et à celui du respect de la Critique de la raison pratique.
Il semblerait intéressant d’ajouter un dernier argument en faveur de la parenté souterraine entre deux approches au problème de l’éthique fondamentale que la tradition a figées sous les vocables de l’éthique téléologique et l’éthique déontologique. Cet argument est tiré de l’ultime recours que Kant fait à l’idée de Bien dans la Religion dans les limites de la simple raison. Ce recours paraît discordant au regard d’une morale réputée hostile à l’idée du bien, principalement dans un ouvrage qui a attiré sur son auteur les jugements les plus réprobateurs. Que ce soit dans l’Essai sur le mal radical que l’idée du bien fasse retour ne doit pas étonner. Le problème posé par le mal est en effet celui de l’impuissance à faire le bien. L’occasion du recours à l’idée de bien est remarquable : au moment de distinguer le mal radical de l’idée de péché originel,, il devient urgent de mettre un cran d’arrêt à l’accusation qui menace une totale lise hors circuit de la bonne volonté : on le fait en déclarant que la propension au mal n’affecte pas la disposition au bien, laquelle à son tour rend possible l’entreprise entière de régénération de la volonté dans laquelle se résume « la religion dans les limites de la simple raison ». Voici donc retrouvé au terme de l’œuvre kantienne, et sous l’aiguillon de la méditation sur le mal, c’est-à-dire précisément du thème, qui, dans le sillage du christianisme, est réputé avoir scindé la morale des Modernes, de celle des Anciens, le concept de volonté bonne.
Que la morale des Anciens, et celle de Modernes puissent rejoindre, se reconnaître et se saluer mutuellement, dans ce concept, la possibilité ne relève plus ni de l’éthique, ni de la morale, mais d’une anthropologie philosophique qui ferait de l’idée de capacité, un de ses concepts directeurs. La phénoménologie des capacités prépare le terrain pour cette capacité proprement éthique, l’imputabilité, capacité à se reconnaître comme l’auteur véritable de ses propres actes. Or l’imputabilité peut être tour à tour associée au concept grec de préférence raisonnable et au concept kantien d’obligation morale : c’est en effet du foyer de cette capacité que s’élance le souhait « grec » de vivre bien, et se creuse le drame « chrétien » de l’incapacité à faire le bien par soi-même sans une approbation venue de plus haut et donné au « courage d’être », autre nom de ce a été appelé disposition au bien et qui est l’âme même de la bonne volonté.
Les éthiques postérieures comme lieu de la sagesse pratique.
Le moment est venu, d’argumenter en faveur de la seconde présupposition, à savoir que le seul moyen de donner visibilité et lisibilité au fond primordial de l’éthique est de la projeter au plan post-moral des éthiques appliquées.
On peut trouver, aussi bien chez Kant que chez Aristote les signes de la nécessité de ce transfert de l’éthique antérieur aux éthiques postérieurs. Il est remarquable en effet que Kant ait cru nécessaire de compéter l’énoncée de l’impératif catégorique par la formulation de trois variante de l’impératif, qui dépouillées de la terminologie orient l’obligation en direction de trois sphères d’application : le soi, autrui et la cité. L’analogie première entre la loi morale et la loi naturelle, selon la première formulation, ne vise, dans une philosophie morale qui oppose l’éthique à la physique qu’à souligner la sorte de régularité qui rapproche la légalité du règne moral de celle du règne physique. Il y a bien des moyens de donner une forme concrète cette analogie. Nous pourrions prendre comme exemple l’ipséité qui ce maintien de soi ‘maintien de soi à travers le respect de la parole donnée, sur laquelle reposent les promesses, les pactes les accords. C’est en fait la formule de l’identité morale par opposition à la formule physique du même. Certes le maintien de soi ne représente que la composante subjective de la promesse, et doit se composer avec le respect d’autrui dans l’échange des attentes en qui consiste concrètement la promesse. C’est cette autre composante de la promesse que signale la seconde formulation de l’impératif kantien, qui demande que la personne, en moi-même et en autrui, soit traitée comme une fin en soi et non seulement comme un moyen. Mais le respect comme on l’a suggéré plus haut, ne constitue qu’une des configurations du sentiment moral. Il ya donc des relations courtes d’intersubjectivité. Il ne faudrait pas hésiter à compter parmi ces relations, le souci de soi, en tant que figure réfléchie du souci d’autrui. Enfin, l’obligation de se tenir à la fois pour sujet et législateur dans la cité des fins peut être interprétée de façon extensive comme la formule générale des rapports de citoyenneté dans un Etat de droit.
A leur tour, ces formules encore générales qui distribuent l’impératif dans une pluralité de sphères (maintien de soi, sollicitude pour le prochain, participation citoyenne à la souveraineté) ne deviennent que des maximes concrètes d’action que reprises, retravaillées, réarticulées dans des éthiques régionales, spéciales, tel que éthique médicale, éthique judicaires, éthiques de affaires, etc.
Or éthique « grecque » d’Aristote proposait un programme comparable de multiplication et de dispersion des estimations fondamentales placées sous le signe de la vertu. L’éthique à Nicomaque se déploie à la façon d’un va et vient entre la vertu et les vertus. Réduit à lui-même, en effet, le discours de la vertu, bien que construit sur les idées substantielle de préférences raisonnable, et polarisé par l’idée de vie bonne, tend à se refermer sur un trait formel commun à toutes les vertus, à savoir le caractère de « médiété », de milieu escarpé et juste. Seule, dès lors, la réinterprétation raisonnée des figures d’excellence des actions permet de donner un corps, une substance à l’idée nue de vertu. Vient alors le dénombrement des situations typique de pratique et des excellences qui leur correspondent. A cet égard, le courage, la tempérance, la libéralité, la douceur, la justice sont le produit d’une culture partagée, éclairée par la grande littérature (Homère, Sophocle, Euripide). La lettre de ces petits traités, ne devrait pas toutefois arrêter le mouvement de réinterprétation amorcée par ces textes au cœur de leur propre culture.
Aristote lui-même a donné une clé pour ces relectures et ces réécritures, en mettant à part des vertus qu’il appelle éthiques, une vertu intellectuelle, la phronesis, qui est devenu la prudence des latins, et qu’on peut tenir pour la matrice des éthiques postérieures. Elle consiste en effet, dans une capacité, l’aptitude à discerner la droite règle, l’orthos logos, dans les circonstances difficiles de l’action. L’exercice de cette vertu est inséparable de la qualité personnelle de l’homme de la sagesse – le phronimos – l’homme avisé (la distinction entre l’équité et la justice offre un exemple remarquable de ce passage de la norme générale à la droite maxime dans des circonstances où la loi est trop générale, ou, comme on dirait aujourd’hui, le cas difficile. Entre la prudence et les choses « singulières », le lien est étroit. C’est alors dans les éthiques appliquées que la vertu de prudence peut-être mise à l’épreuve de la pratique. A cet égard, la même phronesis qui est censée s’exercer à l’intérieur de la pratique quotidienne des vertus devrait pouvoir présider aussi la réinterprétation de la table des vertus dans le sillage des modernes traités des passions.
Nous pourrions proposer deux exemples pour illustrer ces propos : l’un pris dans l’ordre médical et l’autre dans l’ordre juridique. Chacune de ces éthiques appliquées à ses règles propres, mais leur parenté « phronétique », préserve entre elles, une analogie formelle remarquable au niveau de la formation du jugement et de la prise de décision. Des deux côtés, il s’agit de passer d’un savoir constitué de normes et de connaissances théoriques à une décision concrète en situation : la prescription médicale d’un côté, la sentence judiciaire de l’autre. Et c’est dans le jugement singulier que cette application s’opère. La différence des situations est pourtant considérable : du côté médical, c’est la souffrance qui suscite la demande de soin reliant tel malade à tel médecin. Du côté judiciaire, la situation initiale typique est le conflit : il suscite la demande de justice et trouve dans le procès son encadrement codé. D’où la différence entre les deux actes terminaux : prescription médicale et sentence judiciaire. Mais la progression du jugement est semblable de part et d’autre. Le pacte de soin conclu entre el médecin et tel patient se laisse placer sous des règles de plusieurs sortes. D’abord des règles morales rassemblées dans la Code de déontologie médicale : on y lit des règles telles que l’obligation du secret médical, le droit du malade à connaître la vérité de son cas, l’exigence du consentement éclairé avant tout traitement risqué, ensuite des règles ressortissant au savoir biologique et médical et que le traitement en situation clinique met à l’épreuve de la réalité ; enfin des règles administratives régissant au plan de la santé publique le traitement social de la maladie. Tel est le triple encadrement normatif de l’acte médical concret aboutissant à une décision concrète, la prescription et, d’un plan à l’autre, le jugement, la phonesis médicale.
C’est entre deux que l’exercice du jugement dans l’ordre judicaire permet de mieux articuler dans la mesure où il est rigoureusement codifié. Le cadre, on l’a dit, c’est le procès. Celui-ci met à nu les opérations d’argumentation et d’interprétation qui conduisent à la prise de décision finale, la sentence, appelée aussi jugement. Ces opérations sont réparties entre des protagonistes multiples et régie par une procédure rigoureuse. Mais, comme dans le jugement médical, l’enjeu est l’application d’une règle juridique à un cas concret, le litige en examen. L’application consiste à la fois dans une adaptation de la règle au cas, à travers la qualification délictueuse de l’acte et du cas à la règle, par le biais d’une description narrative tenue pour véridique. L’argumentation qui gui l’interprétation tant de la norme que du cas,, puise dans les ressources codifiées de la discussion publique/ Mais la décision reste singulière : tel délit, tel accusé, telle victime, telle sentence. Celle-ci tombe comme la parole de justice prononcée dans une situation singulière.
Telles sont les ressemblances structurelles entre deux processus d’application d’une règle à un cas et de subsomption d’un cas sous une règle. Ce sont elle qui assurent la ressemblance des deux modalités de la prise de décision en milieu médical et en milieu juridique. En même temps, ces ressemblances, illustrent le transfert de l’éthique antérieur, plus fondamentale que la norme, en direction des éthiques appliquées qui excèdent les ressources de la norme.
A quel trait l’éthique fondamentale, l’éthique médicale, donne t -elle la visibilité et lisibilité ? à la sollicitude, qui demande que secours soit porté à toute personne en danger. Mais cette sollicitude n’est rendue manifeste qu’en traversant le crible secret médical, du droit du malade à connaître la vérité de son cas, et du consentement éclairé (toutes règles qui confèrent au pacte de soins les traits d’une déontologie appliquée).
Quant à la prise de décision aboutissant à la sentence dans le cadre du procès judiciaire, elle incarne dans une formulation concrète, l’idée de justice, qui, en deçà de tout droit positif, ressortit au souhait de la vie bonne. C’était une des thèses de la « petite éthique » de Soi même comme un Autre, que l’intention éthique, à son niveau le plus profond de radicalité, s’articule dans une triade où le soi, l’autre proche et l’autre lointain sont également honorés :vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Si l’éthique médicale s’autorise du second terme de la séquence, l’éthique judiciaire trouve dans le vœu de vivre dans des institutions justes, la requête qui relie l’ensemble des institutions judiciaires à l’idée de vie bonne. C’est ce souhait de vivre dans des institutions juste qui trouve visibilité et lisibilité dans la parole de justice prononcée par le juge dans l’application des normes, qui, de leur côtés, ressortissent au noyau du de la moralité privée et publique.
On pourrait donc tenir pour équivalentes les deux formulations suivantes : d’un côté, on peut tenir la moralité pour le plan de référence par rapport auquel se définissent de part et d’autre une éthique fondamentale qui lui serait antérieur et des éthiques appliquées qui lui seraient postérieures. D’un autre coté, on peut dire que la morale, dans son déploiement de normes privées, juridiques, politiques, constitue la structure de transition qui guide le transfert de l’éthique fondamentale en direction des éthiques appliquées qui lui donnent visibilité et lisibilité au plan de la praxis. L’éthique médicale et l’éthique judiciaire, sont à cet égard exemplaires, dans la mesure où la souffrance et le conflit constituent deux situations typiques qui mettent sur la praxis, le sceau du tragique.