Leclercq Emmanuel
Février 2012
La morale et la philosophie anglaise.
Définir les concepts fondamentaux de l’éthique, définir la nature du jugement moral, ce sont deux questions touchant l’agir de l’homme qui ont accaparé l’attention de philosophes anglais. Il s’agit certes pour eux de saisir la nature spécifique des objets considérés. En ce sens, on peut dire que leur quête est philosophique. Mais si l’on note qu’ils se sont principalement souciés de définir, de traiter de concept et de jugement, on devine aussitôt que leur entreprise a été en son fond comme en ses modalités diverses, œuvres de logique. On s’en convainc si l’on note que chez eux le néo-réalisme a viré très tôt à l’analyse logique, que tout leur intérêt et leur effort apporté au total sur le langage considéré principalement sous son aspect logique. Les deux termes du langage et logique reviennent chez eux assez fréquemment, et l’on arrive assez naturellement à se demander pourquoi il en a été demeure ainsi chez nos voisins d’outre manche.
Il convient tout d’abord, de distinguer deux groupes de premier plan, constitués par les professeurs de Cambridge d’une part et ceux d’Oxford, de l’autre, avec en toile de fond, un dernier groupe qui rassemble les penseurs les plus représentatifs des universités de province.
1) principales tendances morales représentées à cambridge, au tournant du siècle.
W.R.Sorley en a brossé un tableau fort suggestif dans une série de conférences faites à un auditoire de pasteurs rassemblés à Cambridge en juillet 1903. (W.R.Sorley, recent Tendencies in Ethics, 1904). Il s’applique en effet en premier lieu à dégager les caractéristiques essentielles de la spéculation morale au cours du XIX siècle : premier fait significatif : l’éthique s’est limitée à l’étude de deux questions : l’origine des idées morales d’une part, le critère de la valeur morale d’une autre part ; et les controverses ont séparés les penseurs en deux camps hostiles, nommés respectivement utilitarisme et intuitionnisme. Les tenants de ces deux systèmes rivaux étaient, d’ailleurs, dans l’ensemble, d’accord sur l’objet même de l’éthique. Johan Stuart Mill, par exemple, s’est souvent posé en leader de la morale traditionnelle (Rf e.g., Utilirianism, 9e edi., 24-5).
Mais il n’en va plus de même aujourd’hui note W.R.Sorley. le code moral lui-même semble mis en question, et les notions de bien et de mal n’échappent point à cette refonte générale de l’éthique. Sous l’influence de Nietzche, c’est l’effondrement des conceptions traditionnelles qu’il faut redouter. A la lumière des développements les plus récents de la philosophie contemporaines, toute cette page de W.R. sorley, prend un relief singulier : “It seems to me that the éthical controversies of the coming generation will not be restricted to academic opponents whose disputes concern nothing more than the origin of moral ideas and their ultimate criterion. Modern controversy will involve these questions, but it will go deeper and it will spread its results wider; it appears as if it would note hesitate to call in question the recievd code of morality, and to revise our standard of right and wrong” (W.R.Sorley, Recent Tendencies in Ethics, 13.)
La cause de cette révolution est à chercher au-delà de l’utilitarisme et de l’évolutionnisme, à savoir dans la contreverse qui a opposé, au cours des siècles, l’égoïsme et l’altruisme. H.Sidgwick a dégagé la signification et la portée de cette divergence fondamentale. On peut dire en première approximation, que les utilitariste ont servi l’altruisme, alors que Nietzsche a exalté l’égoïsme absolu, symptomatique.
Mais on ne saurait négliger de décrire le climat nouveau qui a permis cette transformation. Le développement de l’industrie a favorisé le matérialisme ; le multimillionnaire d’aujourd’hui est le tyran d’hier ; le changement de préoccupation se reflète jusque dans la littérature européenne qui va de Tennyson et Browing à Zola et Ibsen. Enfin, la théorie de l’évolution est le fruit du scientisme régnant. Elle n’était qu’hypothèse méthodologique chez Darwin. Elle est devenue système chez Spencer.
Du naufrage des valeurs reçues, seule demeure une vague sympathie qui doit elle-même céder aux dures exigences de la raison. Sir Leslie Stephen remplace le critère de la moralité par celui d’efficacité sociale. Spencer rêve d’un avenir problématique de paix universelle. Huxley, toutefois, oppose ordre cosmique et ordre moral, tandis que Nietzsche revendique l’application intégrale des principes du développement biologique.
En réalité poursuis W.R.Sorley, le concept de sélection naturelle, commun à ces philosophes, se voit appliqué par eux à trois domaines forts différents, où se jouent trois sortes de luttes qu’on ne saurait identifier : rivalité entre les individus, rivalités entre les groupes, rivalités entre les idées, les institutions et les coutumes. C’est de cette dernière espèce de conflit que relève le concept de sélection naturelle. En bref, « l’ensemble de l’évolution qui va de l’animal à l’homme, et du sauvage à l’homme civilisé, montre qu’au principe de sélection naturelle s’est graduellement superposé le principe de sélection subjective dans l’exercice duquel la finalité et l’intelligence ont joué un rôle de plus en plus important » (rf W.R.Sorley, op.cit., 80.)
Devant l’échec de la théorie de l’évolution à fournir un critère à la morale, W.R.Sorley suggère d’en appeler à la métaphysique, qui vise à saisir le réel dans sa totalité. Il note que l’évolutionnisme fait figure de théorie métaphysique dès l’instant où il se pose comme naturalisme.
Mais en dépit de la vogue croissante que ce système a connue, on ne saurait avoir la tendance dominante chez les métaphysiciens anglais de la fin du XIX siècle. En réalité ce qui a caractérisé cette génération de penseurs, ça été un retour à un idéalisme raisonné.(Rf Loc.cit., 87.). Bradley se rattache à une école où les préoccupations dominantes ont porté sur l’éthique. C’est d’ailleurs à la défense des théories morales de cette école qu’il a consacré son premier ouvrage. Dans le même sens, la contribution la plus importante qu’aie fournit l’idéalisme anglais fut le traité de moral : Les Prolegomena to Ethics de T.H. Green, où le bien suprême est défini comme réalisation de soi. Bradley, à en croire W.R.Sorley, n’a fait que répéter les doctrines de T.H.Green, mais en y en introduisant une différence où la logique y gagne aux dépens de la morales. En effet, le bien moral, selon Green, est ce qui satisfait le désir de l’agent moral (Cf, Prolegomena to Ethics, 179.). Mais cette définition constitue un cercle vicieux, car on ne saurait établir la spécificité de l’agent moral sans référence à la notion de bien moral. Brandley se contente de dire que le bien est ce qui satisfait le désir (Cf. Appearence and Reality, 402). Il échappe donc aux difficultés logiques que présentait le système de Green.
Le disciple le plus fervent de Brandley est A.E.Taylor, dont l’ouvrage Problem of Conduct fut publié en 1901. Il y développe une dialectique où s’opposent affirmation de soi et renoncement.
En dernière analyse, il apparait à W.R.Sorley, que les métaphysiciens tout autant que les tenants de l’évolutionnisme se sont révélés incapables de proposer une définition satisfaisant du bien et du mal. En guise de conclusion, Sorley établit un parallèle entre les desseins et les résultats des deux écoles rivales. Herbert Spencer affirme que son but a toujours été de donner un fondement scientifique aux notions de bien et de mal (Cf Préface de Data of Ethics, 1879). Mais lorsqu’il eu achevé de développer son système, il avoua que la doctrine de l’évolution ne saurait fournir ce fondement (Cf Préface de Principales of Ethics, vol. II, 1893). Il est évident d’autre part, que les préoccupations dominantes de T.H Green ont été d’ordre moral. C’est quand il eut pris conscience du caractère inadéquat de la méthode empirique prônée par Hume, qu’il fait appel à tous les jeunes, leur demandant de rejeter les systèmes anachroniques alors en faveur, et de se tourner résolument vers Kant et Hegel (Cf Introduction to Hume’s Treatise (1874), II,71). Mais quel fut l’aboutissement de tout ce courant spéculatif ? Rien de plus que cette assertion de Bradley : il n’y a qu’un seul sens dans lequel on puisse dire que l’Absolu est bon, et en ce sens, il se manifeste lui-même à des degrés divers de bien et de mal (Cf Appearance and Reality, 411).
Idéalisme et naturalisme ne saurait donc prétendre à régler notre agir. Ce dernier système peut fort bien décrire notre comportement, mais il ne pourra jamais nous proposer un idéal de vie. F.A.Lange l’avait bien vu, et s’enfermait comme à regret dans son matérialisme (Cf. Geschichte des Materialismus, 3e éd., 545.). Ces théories sont en vérité des échos de la doctrine diffuse à travers tout le kantisme et en vertu de laquelle la conscience morale nous fait toucher à la réalité plus sûrement que la seule raison théorique.
On peut d’ailleurs citer à l’appui de cette assertion les leçons que l’on tire de l’analyse psychologique du connaître : connaître, c’est pouvoir ; ou encore connaître afin de pouvoir dominer le réel.
La nouvelle épistémologie, d’autre part, tient les concepts scientifiques pour de simples notions descriptives dont la vérité se mesure à l’utilité.
Si l’on regroupe maintenant cestrois doccrtines (théories descriptive de la science, caractère pratique du connaître, et valeur suprême reconnue à la conscience morales), on s’aperçoit qu’elle ont amené une tendance nouvelle, fort éloignée de l’idéalisme classique, et qui voit dans les résultats pratiques le seul critère de vérité. Mais le pragmatisme, au dire de W.R.Sorley, ne s’est guère soucié d’établir la valeur des idées morales, ni de déterminer les critères qui confèrent cette valeur.
Le concept moral, en effet, se saisit comme valeur,, bien, ou devoir, ne saurait être tiré de la connaissance des lois de l’être, ni de celles du devenir. Rien à espérer non plus de spéculations sur les conditions réelles de l’expérience, si l’on n’admet dès l’abord, qu’à côté de l’expérience sensible et intellectuelle, il existe une expérience morale. Nous approuvons ce qui est bien ; nous désapprouvons ce qui est mal ; nous préférons ce qui est mieux, et nous nous y efforçons de l’atteindre. On a ici même les données fondamentales de l’expérience morale, et c’est à partir de ces faits constitutifs que l’on peut tenter avec espoirs de succès de définir le bien, le mal et le mieux. Or l’évolutionnisme et l’idéalisme ont toutes deux négligés dès le départ, ces caractéristiques de la conscience morale. Ils sont en fait, des monismes, qui ont sacrifié la pluralité du réel, le premier au profit d’une sorte d’unité mécanique, le second au profit de l’unité rationnelle.
Cette dernière constatation amène W.R. Sorley à indiquer brièvement sa conception personnelle de la morale.
Le réel est une totalité organique dont le principe unificateur est un principe moral. L’unité dont il est question ici implique finalité et diversité. Au sein du tout, chaque sujet doué d’activité conscient et de liberté vise à réaliser son unité propre, et ceci à trois niveaux différents : au plan individuel, au plan social, et au plan de l’ordre universel.
Dans les Principia Ethicas de G.E.Moore, publiés en 1903, on trouve certes une discussion des théories idéalistes de Bradley (Cf., «e.g, ; 70, 125)), de Taylor (Cf.60), et de T.H Green (Cf.139) d’une part ; du système évolutionniste de Darwin (Cf .47), et de Spencer (Cf 14, 46, 48 – 58), d’autre part. Mais plus encore que de ces penseurs, c’est de Kant, de John Stuart Mill, et surtout de Henry Sidgwick, dont il est question.
On peut donc dire qu’au début du XX siècle, la réflexion morale a l’université de Cambrige prenait essentiellement la forme d’une vaste critique des grands systèmes proposés par un passé récent, et qu’elle s’attaquait tour à tour au kantisme, à l’idéalisme anglais, à l’intuitionnisme, à l’utilitarisme et à l’évolutionnisme.
Il semblerait bon de s’aarêter un moment sur Sidgwick, en raison d’abord de l’ importance exceptionnelle que lui reconnaissent les philosophes anglais ( Cf.e.g., C.D.Broad : « Sidgwic’s Methods of Ethics seems ton be on the whole the best treastise on moral theroy that has ever been written, and to be on of the English philosophical classics ». Five Types of Ethical Theory, 143, en raison de l’influence profonde qu’il a exercé sur Moore: il fut en fait son maitre et son précurseur.
Henry sidgwick fut l’un des rares philosophes anglais de la fin du XIX siècle, qui se soit fermement opposé tout à la fois à l’évolutionnisme et à l’idéalisme (W.R Sorley, A History of English Philisophy, 2ième éd., 1937, 279). Intellectualiste, mais résolument anti-kantien, son éthique est un syncrétisme des vues de Mill. Sidgwick en vient à identifier bien et plaisir, en procédant à une analyse de la conscience. Il en dégage ainsi les divers éléments. Il examine ensuite chacun de ceux-ci pris isolément, et montre qu’aucun d’eux, sinon le plaisir, ne peut être tenu pour le bien suprême. Cette méthode analytique au sens large du terme est caractéristique de la manière qu’avait Henry Sidgwicke de philosopher, comme elle l’était d’ailleurs la plupart de ces prédécesseurs, qu’ils dussent intuitionnistes ou empiristes. Sa méthode est fondée sur le postulat suivant : la nature, d’une chose peut-être établie de façon complète si l’on procède à un examen de divers éléments que la réflexion y découvre.
On peut dire de lui, comme de Moore, que son œuvre ne constitue pas un système philosophique. Elle est plus une critique que constructive.
Sidgwick a indiqué lui-même, et de la façon la plus claire, comment il comprenait l’objet de la morale (Cf. Outlines of the History of Ethics, 5ième éd., 10 sq). Envisagée sous sa forme la plus complète, cette étude peut se ranger sous quatre chefs principaux :
– la morale examine, en premier lieu, ce qui constitue et conditionne le bien (ou peut – on dire encore le bien être) des hommes pris individuellement. Ici il s’agit avant tout de considérer les différents espèces (elles même générales ou particulières), des vertus et des plaisirs, ainsi que les principaux moyens d’atteindre ses fins).
– En second lieu, il étudie les principes et les applications les plus importantes concernant le devoir et la loi morale, du moins dans la mesure où cette dernière se distingue de la vertu.
– En troisième lieu, il examine la nature et l’origine de la faculté qui nous permet de délimiter nos devoirs, et, d’une façon plus générale, le rôle joué par l’intellect dans les actions humaines, ainsi que ces relations avec les différentes sortes de désirs et d’aversions.
– En 4ième et dernier lieu, il étudie le libre arbitre.
La morale touche à la théologie dans la mesure où l’on admet qu’il existe un bien universel, qui inclut lui-même le bien propre à l’homme ou qui, du moins, lui est analogue ; dans la mesure aussi, où l’on tient la moralité pour code d’origine divine.
La morale touche à la politique dans la mesure où le bien-être de tout individu est lié au bien-être de la société dont il est membre. Elle touche à la jurisprudence, (si toutefois l’on distingue cette dernière de la politique), dans la mesure où l’on identifie moralité et loi naturelle. Enfin tous les problèmes moraux relèvent (en partie) de la psychologie.
Le programme assez classique qu’il s’était tracé, sidgwick, devait le mener à bien dans son ouvrage principal The Methods of Ethics (publié en 1874).Il y discute de façon pénétrante les différents points énumérés ci-dessus, en s’appuyant sur les travaux de ces prédécesseurs. Dans cet ouvrage et dans son Hystory of Ethics, il brosse une vaste fresque des principaux systèmes qui se sont succédé depuis les Pré- socratiques jusqu’à Spencer, Green, et jusqu’aux post- kantiens allemands.
Moore étudiera longuement les trois questions essentielles : quel est mon devoir ? Comment savoir quel est mon devoir ? Pourquoi me faut-il faire ce que je perçois être bien ? Mais ces trois questions se retrouvent dans The Methods of Ethics. C’est la réponse à la seconde de ces questions qui va fournir à Sdgwick la méthode d’enquête, et donner à l’ouvrage son titre. Il se propose en effet, d’examiner les différentes méthodes implicitement contenues dans les discussions morales ordinaires, d’en dégager les relations, et d’indiquer un compromis là où elles paraissent se heurter (Cf The Methods of Ethics., 14).
Selon sidgwick, tant que l’on n’a pas résolu le problème logique, c’est-à-dire la question de méthode, on est dans l’impossibilité d’offrir une réponse satisfaisante à la question essentielle : quel est mon devoir ? Et c’est sur ce point, semble t-il, qu’il faut souligner très fortement l’influence exercée par Sidgwick sur Moore. Leur « révolution », est essentiellement d’ordre logique : elle vise la méthode d’enquête.
« Quand il s’agit de déterminer leurs devoirs dit Sidgwick, les hommes ont tout naturellement procédé selon des principes et des méthodes différentes ». Il y a à première vue, deux fins rationnelles : l’excellence ou perfection d’une part ; le bonheur de l’autre. Certains s’accordent à penser aussi qu’il est possible de prescrire certaines règles sans que l’on est à envisager leur conséquences. Les méthodes correspondant à ces divers principes peuvent, en première approximations, se ramener à trois : l’égoïsme, l’intuitionnisme et l’utilitarisme. Il s’agit donc en fait de dégager ses méthodes en leur spécificité, car des discussions ordinaires n’en offrent qu’un aspect confus, et souvent incohérent (Ibid, XXIII). L’égoïsme se propose pour fin le bonheur de l’agent moral ; l’utilitarisme vise au plus grand, le bonheur de tous. La troisième méthode se fonde sur le postulat déjà mentionné : il est possible de prescrire certaine règles sans qu’il y ait besoin d’envisager leurs conséquences ; on a affaire ici à l’intuitionnisme, et plus précisément à l’intuitionnisme dogmatique.
C’est cette éthique du sens commun, cet intuitionnisme dogmatique de la morale populaire que Sidgwick examine alors ( Book III, ch.IX).Il en rassemble les conclusions, et note, au terme de son enquête, que les maximes du sens commun ne possèdent pas les caractéristiques que l’on exige des axiomes scientifiques. Ces règles, en effet, sont parfois tautologiques : tantôt elles pèchent par leur imprécision ; tantôt, elles se contredisent l’une l’autre. De plus, il n’est guère de maxime qui n’ait ses exceptions.
Que l’on considère, par exemples, les règles qui nous prescrivent la sagesse, ou la maitrise de nous – même : elles ne peuvent être évidentes en soi que dans la mesure où elles sont tautologiques. Tout de même, nous sommes dans l’impossibilité d’énoncer un seul axiome clair, inconditionnel, universellement reçu, qui nous permette de régler notre affectivité.
Si l’on considère maintenant les divers principes fondés sur la notion populaire de justice, on se voit incapable d’en définir un seul de façon satisfaisante ; les concilier serait une tâche encore plus ardue. La foi en dieu elle – même, prise du moins à la lumière des justifications plus ou moins discutable qu’en offre le sens commun, apparaît plutôt comme un corollaire que comme un axiome. En bref, les maximes morales populaires suffisent à nous guider dans nos décisions quotidiennes, mais elles ne s’auraient prétendre au titre d’axiomes scientifiques ( Ibid., XXXII).
Il s’agit donc de découvrir les règles qui ont aient valeur d’axiomes scientifiques ; d’atteindre à des explications qui justifient le terme même d’action moral ; d’offrir un système rationnelle des percepts du sens commun. Pour ce faire, il faut abandonner l’intuitionnisme dogmatique, et faire profession « d’intuitionnisme philosophique ».
Sidgwick en définit la méthode en ces termes : « On continue à tenir la morale du sens commun pour recevable d’une façon générale ; mais on essaye de lui donner le fondement philosophique qu’elle ne possède pas par elle-même. On s’applique à établir, de manière absolue et indiscutable, la vérité et le caractère évident de quelques – uns de ses principes, dont découlent les règles de la sagesse des nations, soit qu’on les prenne exactement sous leur formes ordinaire, soit qu’on leur apporte quelques retouches » (Ibid., 102).
Que l’on considère par exemple le principe kantien de l’impératif catégorique : « agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée en loi universelle de la nature ». Ou encore l règle d’équité, ou celle d’amour et de bienveillance, formulées par Samuel Clarck. L’impératif kantien donne la forme dune loi ou règle générale : « ce qui est bien pour moi l’est également pour toute autre personne placée en des circonstances semblables ». Clark a énoncé en ces termes sa règle d’équité : tout ce que j’estime raisonnable ou non pour autrui de faire à mon égard est du fait même raisonnable ou non pour moi – même à son endroit, lorsque je me trouve dans une situation analogue à la sienne (Boyle Lectures (1705), Londres, 1719, 67).
Cette maxime, souligne Sidgwick, ne fait qu’énoncer sous une forme précise la règle d’or biblique : « ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrait pas que l’on fit à toi- même »
La règle d’amour à l’égard de tous (ou bienveillance universelle) est ainsi conçue : toute créature rationnelle, doit, dans la sphère qui lui est propre, et à la mesure de ces dons, faire à autrui tout le bien possible ; l’amour, ou bienveillance universelle, est, de toute évidence ; le moyen le plus direct, le plus assuré et le plus effectif de réaliser cette fin (Ibid., 72).
La maxime « aime ton prochain comme toi-même » résume peut-être tout à la fois la règle d’équité et celle de la bienveillance. La règle de prudence, ou d’amour raisonné de soi –même s’énonce ainsi : « chacun doit, d’une façon générale, tendre à assurer son propre bien ». Ces maximes constituent des principes pratiques de valeurs absolues : la vérité en soi manifeste, dès qu’ils sont énoncés explicitement ( The Methods of Ethics, 379).
Soit maintenant la règle : l’expression « par la suite » doit avoir la même valeur que le terme « maintenant ». Nous avons là une maxime d’impartialité, évidente en soi, qui peut-être déduite de la règle de prudence. (Il faut noter ici que l’analyse ne porte plus sur les concepts éthiques, mais sur deux adverbes ou locution adverbiale.). On peut ainsi considérer comme évidente par elle – même la maxime suivante : toute action tenue pour bonne à l’égard de soi- même est implicitement tenue pour bonne pour tout autre personne placée dans des circonstance analogues (Ibid., 379).
Le sens commun, poursuit Sidgwick, a, de longue date, reconnu l’importance pratique de la règle d’équité. La vérité de cette maxime lui apparaît, dans sa tenue générale, évidente en soi (Ibid., 380). Il lui semble aussi évident que son essence même d’être raisonnable implique qu’il doit tendre au bien d’une façon générale, à la mesure de ses possibilités (Ibid., 382).
Il note de plus, les points suivants :1) lorsqu’on les examine, avec soin, la plupart des maximes communément reçues concernant le devoir, apparaissent comme implicitement subordonnées aux principes plus généraux de prudence et de bienveillance. 2) A l’exception de ceux – ci et du principe formel de justice, aucun principe ne peut-être tenu pour immédiatement intuitif ; à l’opposé, dans la mesure même où ils sont évident en soi, les principes nommés ci-dessus, peuvent être énoncés ainsi : a) d’une façon générale, il faut rechercher son bien propre ; b) il faut tendre à procurer le bien d’autrui tout autant que son propre bien, et ne pas faire, acception de personne. On se trouve donc ramené à l’antique question qui a marqué le début de la spéculation morale en Europe : quel est le bien suprême de l’homme ?, à cette différence, toutefois, que dans sa formulation, la question a perdu aujourd’hui son caractère égocentrique. Cependant, si l’on examine les controverses suscitées par ce problème, on voit que l’examen qui nous l’a fait nous le poser exclut l’une des réponses que les premières réflexions morales tendaient à lui donner. Soit, en effet, l’assertion : le bien commun consiste uniquement en la pratique commune de la vertu. Supposons maintenant que l’on entende par vertu la conformité à l’ensemble des commandements et des défenses qui constituent la morale du sens commun. Nous nous trouvons de toute évidence pris dans un cercle vicieux, puisque la détermination exacte de ces commandements et de ces défenses dépend nécessairement de la définition que l’on donne du bien pris en son sens général. Ainsi le sens commun peut, à bon droit, tenir pour désirables en soi la libéralité, la frugalité, le courage. Mais considérons – les un instant dans leur relation respective à l’avarice, à la prodigalité, à l’extravagance et au caprice. Nous voyons alors que le sens commun établit en chaque cas, une ligne de démarcation non pas en vertu d’une intuition immédiates, mais par référence aux maximes du devoir, ou à des notions telles que celle du bien et du bien- être. Considérons d’autres qualités, objet de l’admiration générale, telle que l’énergie, le zèle, la maitrise de soi, la prudence. On ne les tient pour vertueuses que lorsqu’elles sont utilisées à bonne fin (Ibid., 391 sq). Dans le même sens, la sagesse nous fait saisir, comme de l’intérieur, la maitrise du bien ; et elle constitue en même temps un moyen d’y atteindre ; de même « faire le bien », comme on le dit, c’est montrer ce qu’est la bienveillance ; la justice, à son tout, se révèle lorsqu’on rend à chacun son dû selon les règles convenables. Si l’on nous demande maintenant une définition de ce bien qui vaut tant la peine d’être connu, d’être fait à autrui, ou d’être administrée avec impartialité, il serait, de toute évidence, absurde de répondre qu’il consiste uniquement en cette connaissance, en ces desseins bienveillants, en cette distribution impartiale (Ibid., 396).
Qu’est donc alors que le bien ?
L’on vient de voir qu’il ne saurait être identique à la vertu. Le serait-il au plaisir ?ou faut-il en appeler à un tertium quid (Ibid., 92).
Le plaisir est le sentiment désirable en soi, et que l’individu perçoit comme désirable au moment même où il l’éprouve. Le bonheur peut se définir par le plaisir et par l’absence de peine.
Au terme d’un long examen, Sidgwick en arrive à la conclusion suivante : à en croire le sens commun, beauté, connaissance et autres biens idéaux, tout autant que l’ensemble des choses matérielles, ne sont objet de recherche rationnelle que dans la mesure où ils conduisent un bonheur et à la perfection (Ibid., 114).
Les autres fins ne semblent pouvoir se réclamer du titre de bien suprême. Etre célèbre, par exemple, n’est pas en soi un objet de recherche rationnelle. Cela n’a de valeur que dans la mesure où cela se reflète dans l’esprit d’autrui comme source de bonheur pour la personne devenue célèbre comme signe de son excellence intellectuelle ou morale, ou comme stimulant pour cette personne ou pour la société. On pourrait avancer des considérations analogues quand on en vient à examiner d’autres valeurs généralement tenues pour génératrices de plaisir, telles que la santé, la richesse ou la position sociale.
Il est, d’autre part, contraire au sens commun de considérer la rectitude du vouloir, prise en son aspect subjectif, comme constitutive du bien ultime. Un homme fait ce qu’il pense être bien. Mais cela n’engage en aucune façon le bien en soi. Un fanatique peut se révéler particulièrement dangereux et pernicieux.
Et ce qui a été dit de la vertu vaut à fortiori des autres talents, dons et avantages qui entrent communément dans la notion de perfection humaine. A la réflexion, ils n’apparaissent valeur qu’en vertu de la vie consciente et désirable où ils sont reçus et que leur développement va promouvoir (Ibid., 395).
Le bien ultime soit être conscience et désirable. Et cela, en premier lieu, peut signifier plaisir. Mais cela peut aussi décrire la relation du sujet conscient à quelques données objective, c’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas seulement conscience. Que l’on songe, par exemple, à l’espoir dans sa relation à la vérité (dans la connaissance), à la beauté (dans la contemplation esthétique), à la liberté ou à la vertu (dans les actes de volonté tendant à promouvoir vertu ou liberté). Il apparaît évident à Sidgwick que de telles relations objectives au sein des sujets conscients, ne sont pas en elle – même, suprêmement désirables.
A ce sujet là, il avance deux arguments :
-Il en appelle tout d’abord au jugement intuitif du lecteur. Ces relations, en effet, prise en elles mêmes, et abstractions faite de toute relation à la conscience, ne sauraient prétendre à plus de valeur que n’import quel autre objet, matériel ou non. Et tout bien considéré, ces valeurs ne sont telles que dans la mesure exacte où elles engendrent le bonheur.
-En second lieu, que l’on en appelle au sens commun, et cela quand bien même les gens cultivés tiendraient la connaissance, l’art ou la vertu, pour fins en soi, indépendamment du plaisir que l’on peut en tirer. Toutes ces composantes du bien idéal sont sources de plaisirs, mais en outre, elles n’apparaissent valables au sens commun que dans la mesure même où elles sont sources de plaisir. Cela est, de toute évidence, le cas de la beauté. Mais c’est aussi le fait de tout idéal social : Est-ce que la liberté, est ce que les diverses formes de l’ordre social seraient désirables si elles n’engendraient pas le bien commun ? Le cas de la connaissance est plus complexe. Mais, à n’en douter, le sens commun attache plus de prix au connaître dès qu’il lui voit porter ces fruits. Que l’on prenne même la recherche scientifique apparemment la plus pure et la plus désintéressée. Elle ne s’en recommande pas moins aux yeux de l’utilitariste en vertu de la satisfaction qu’elle procure à la curiosité du chercheur ; et aussi par ce qu’il est très vraisemblable que cette recherche désintéressée se révèlera un jour source d’applications fécondes. A supposer un instant que la recherche spéculative n’apparaisse pas susceptible d’applications, le sens commun se plaint alors de voir mal employés des dons exceptionnels. Au total, la valeur reconnue à la science suit les mesures d’un utilitarisme assez étroit.
Si l’on prend le concept de bonheur au sens de sommes de plaisirs, on ne saurait guère l’identifier, aux yeux du sens commun, au bien suprême. Mais ici encore, il convient de s’expliquer. Le concept plaisir, en effet, se prend souvent en un sens péjoratif et limité. D’autre part, beaucoup de plaisir sont en fonction de notre capacité d’éprouver des désirs pour d’autres choses que des plaisirs. En troisième lieu, qui prône le plaisir comme bien suprême, semble souvent supposer qu’à l’en croire, tout individu devrait rechercher son bonheur personnel, sans égard au bien d’autrui. Enfin, il semble évident que l’individu ou la société ont plus de chances de toucher au bonheur si, au départ, ils se sont proposé un but limité (Ibid., 405).
On peut donc poser que le sens commun tient le bonheur pour le bien suprême.
Il semble important de souligner la croyance indéracinable de l’homme en la valeur du bonheur. Le désir que nous avons de voir la vertu récompensée (récompensée par le bonheur), répond à des aspirations les plus profondes de notre nature.
Les arguments de Sidgwick ont donc écarté toute autre alternative, à l’exception du bonheur. Accepter de connaître la vérité objective, souligne t-il, contempler la beauté objective, et les tenir pour bien suprême en lieu et place du plaisir, nous laisserait sans aucun critère nous permettant de déterminer la valeur relative des éléments constitutifs du bien. La méthode intuitive, conclut-il aboutit à la doctrine de l’hédonisme universel dans toute sa pureté. L’utilitarisme de Bentham et de Mill reçoit alors le fondement intuitif. On assiste ici même à une sorte de fusion de l’intuitionnisme et de l’utilitarisme.
Les problèmes moraux qui ont préoccupées les grecs sont désormais résolus. La vertu, comme nous venons de le voir, consiste à promouvoir le bonheur, c’est-à-dire le plaisir ou l’absence de peine. En ce qui concerne le comportement moral, la pratique de la vertu, est le meilleur moyen de promouvoir le bien commun ; et le meilleur des principes pratiques, le principe de bienveillance qui vise à procurer le bonheur des autres, est le fondement de la moralité du sens commun. De plus, ce principe n’est autre que la règle d’or de l’évangile : on assiste donc à une fusion de l’hédonisme intuitif et de la morale chrétienne (Cf. The Methods of Ethics, 6ième éd., Préface. Mind 1901, 287 sq).
Une difficulté reste cependant à résoudre, et au dire de Sidgwick, la plus considérable (The Methods of Ethics, 386, n.4.) : celle du dualisme de la raison pratique. Sidgwick accepte comme intuitivement certaines les maximes d’amour propre raisonnable, et de bienveillance rationnelle. Mais il ne trouve dans la conscience morale aucune intuition claire et certaine concernant la juste récompense de l’accomplissement du devoir, et de la punition du vice, encore que l’homme éprouve un désir apparemment inséparable des sentiments moraux qui lui fait souhaiter ces sanctions (Ibid., 507).
Sidgwick reconnait que l’homme n’est pas en mesure de satisfaire ce vœu de la raison pratique : la réconciliation de la raison individuelle et de la raison universelle.
Il n’existe pas emble t-il, d’intuition claire et certaine nous faisant percevoir que l’action la plus susceptible d’assurer le bien de l’agent, coïncide toujours avec celle qui est la plus susceptible d’assurer le bien d’autrui. Il n’existe pas davantage de preuve métaphysique ou théologique qui soit convaincante et indiscutable. D’autre part, il serait vain d’en appeler ici à l’expérience (Ibid., 503.) Sidgwick avance donc la conclusion suivante : le problème soulevé relève plutôt de la philosophie générale que de l’éthique. On ne saurait, en effet lui donner de solution satisfaisante si l’on n’a pas procéder auparavant à un examen général des critiques de la croyance. A tout prendre, les conclusions de la physique n’ont d’autre fondement que la forte inclination que nous avons à les accepter, et de plus, le fait qu’elles sont indispensables à la cohérence systématique de nos croyance. La moral ne revendique ni plus, ni moins (Ibid., 508).
Cette théorie d’un dualiste pratique semble seul rendre compte des revendications opposées, chez un individu donné, de son moi propre et d’autrui ; elle permet de comprendre le mélange de bien et de mal qu’il y a en chaque homme ; elle reconnaît, enfin que l’amour de soi er la bienfaisance sont tous les deux naturels et rationnels.
Etudions pour poursuivre la réflexion, sur la méthode de Sidgwick à partir d’un exemple précis : Choisissons à cet effet, un texte du chapitre consacré aux jugements moraux. Sidgwick montre d’abord que par l’expression conduite raisonnable, (qui relève d’ailleurs spécifiquement de l’éthique ou seulement de la prudence), on désigne ce que l’on juge devoir être fait. Mais un tel jugement ne saurait être considéré comme un jugement porté sur des fait, et pas davantage comme se référant exclusivement aux moyens à choisir pour atteindre des fins. Sidgwick poursuit en ces termes : « nous devons donc trouver un sens aux termes ‘convenable’ ou ‘comme il faut’, autre que celui d’apte à atteindre une fin » (The Methods of Ethics, 7ième éd., 26 – 28).
Considérons maintenant l’opinion selon laquelle les jugements ou propositions communément appelés moraux au sens strict, ne posent en réalité rien de plus que l’existence d’une émotion spécifique dans l’esprit de la personne qui les énonce. Selon cette théorie, lorsque je déclare : « il faut dire la vérité », ou « dire la vérité est bien », je veux seulement signifier que l’idée de dire la vérité produit dans mon esprit un sentiment d’approbation ou de satisfaction. Et sans doute, du moins, à un certain degré, une telle émotion, que l’on désigne communément par l’expression « sentiment moral », accompagne- t -elle les jugements moraux factuels. Mais il est absurde de prétendre qu’un simple énoncé de mon approbation du fait de dire la vérité se trouve correctement traduit dans la proposition : « il faut dire la vérité » ; autrement, le fait qu’une autre personne exprime sa désapprobation à ce sujet, pourrait être tout aussi bien rendu par l’assertion : ‘il ne faut pas dire la vérité » ; et ainsi nous aurions deux faits coexistant énoncés en deux propositions mutuellement contradictoires. Vela est di évident qu’il nous faut supposer que les tenants de la théorie que je suis en train de réfuter n’ont pas en vérité l’intention de la dénier ; ils soutiendraient plutôt que le fait subjectif de mon approbation est le seul qui ait quelque fondement qui lui vaille d’être énoncé, ou peut-être, que c’est tout ce qu’une personne censée serait prête à affirmer après réflexion. Et à n’en pas douter, il existe un grand nombre d’assertion qui, par leur forme, semble objectives et auxquelles cependant, nous n’attacherions d’ordinaire qu’une signification subjective si quelqu’un venait à mettre en question leur validité. Si je dis : ‘l’air est doux’, ou l’la nourriture est mauvaise’, il ne serait absolument pas exact de prétendre que je ne veux rien dire de plus que ceci : ‘j’aime l’un’, ou ‘l’autre me déplait’. Mais si mon assertion est mise en doute, je me contenterai probablement d’affirmer l’existence dans mon esprit de tels sentiments. Mais de plus, il semble qu’il existe une différence fondamentale entre des énoncés de cette sorte, et ceux qui portent sur les sentiments moraux. L’émotion particulière d’approbation morale est liée à ma conviction implicite ou explicite, que la façon d’agir est « véritablement » bonne, c’est-à-dire qu’elle ne peut sans risque d’erreur, être rejetée par quiconque. Si je renonce à mes convictions parce que d’autres ne les partagent pas, ou pour tout autre raison, je peux certes conserver un sentiment qui me pousse à adopter la façon d’agir en question, ou, (ce qui est peut-être plus fréquent), garder un sentiment moral au sens strict. En discutant de moral, on néglige souvent la différence qui existe entre les deux sentiments : mais toute expérience de modification d’opinion morale résultant d’une discussion peut la mettre en relief. Supposons, par exemple, qu’une personne habituellement influencée par le sentiment de véracité soit convaincue que dans certaines circonstances où cette personne peut se trouver, il n’est pas bien de dire la vérité, mais au contraire, mal. Il est probable que cette personne éprouvera malgré tout quelques répugnance à violer la règle qui nous impose de dire la vérité : mais ce sentiment sera là un sentiment tout à fait différent quant à sa nature et quant à son intensité de celui qui poussait cette personne à dire la vérité, parce qu’elle considérait cette façon d’agir comme une forme de la vertu. Peut-être pourrions nous appeler « moral » le premier sentiment, et « quasi- moral », le second.
Nous avons là, un excellent exemple de la méthode analytique au sens strict du terme. L’élucidation philosophique se fait à partir d’un certain nombre de proposition, détachées de tout contexte. Chacune d’elles est examinée tour à tour. Le but est de dégager la signification d’un terme commun à ces divers énoncés. Par morcellement et comparaison, en se référant sans cesse à des exemples concrets, on tente de définir le terme qui fait l’objet de l’analyse.
Lorsque l’on reprocha à Sidgwick d’avoir réhabilité l’utilitarisme, il s’éleva contre cette interprétation et dit qu’il avait critiqué l’utilitarisme tout autant que l’intuitionnisme. Il déclarait avoir transcendé les différences entre ces deux systèmes, et il professait un utilitarisme fondé sur l’intuition. Le premier principe de l’utilitarisme est la plus certaine et la plus compréhensive des intuitions disait-il. Mais cette réconciliation met elle- même en relief une opposition fondamentale, à savoir celle qui existe entre ce premier principe et le principe opposé de l’égoïsme rationnel. Il est raisonnable de rechercher notre bonheur personnel ; et cependant on ne peut trouver empiriquement que ceci s’harmonise avec cet autre principe raisonnable qui indique de rechercher le bonheur général. On ne peut rendre notre conduite intrinsèquement raisonnable sans accepter une hypothèse invérifiable expérimentalement. A moins donc que nous puissions croire que l’ordre moral imparfaitement réalisé en ce monde est en réalité parfait, le cosmos du devoir se trouve en fait réduit au chaos, et la tentative de proposer un parfait idéal de conduite rationnelle condamnée à l’échec. Le principe du plus grand bonheur peut fournir un critère suffisant de moralité, mais la difficulté est de découvrir une sanction suffisante, et Sidgwick n’y avait pas trouvé de solution.
Cependant un autre problème demeure : A – t- on, même alors, touché à la véritable méthode de la morale ? N’a t- on pas négligé une méthode encore plus ultime, implicitement contenue dans le sens commun moral de l’humanité ? Le point de vue d’un tout quantitatif ou même logique est-il le point de vue moral ? Aussi longtemps qu’on interprète la notion de bien dans un sens hédoniste, on requiert des principes qui régleront sa distribution, et à n’en pas douter, un hédonisme consistant doit être quantitatif et non qualitatif. Si, d’autre part, on interprète rationnellement la notion de bien, la valeur de plaisir se trouve déterminée par sa qualité. Sidgwick semble être intéressé davantage au problème de la véritable méthode de la distribution du bien, plutôt qu’à la question de la nature du bien.
2) Moraliste d’Oxford au début du XX siècle.
Oxford présentait en 1914, un large éventail de système, de l’hégélianisme jusqu’au pragmatisme de Schiller. ( l’élément commun était à vrai dire, l’étude de Platon et d’Aristote).
De plus, à cette époque, on pouvait déceler une certaine influence de Bergson, mais les deux maitres incontestés étaient Bradley, Bosanquet
– Les premiers ouvrages de Bradley furent consacrés à la morale : par exemple, Ethical Studies (1876), Mr. Sidgwick’s Hedonism, An Examination of the Man Argument of the Methods of Ethics (1887). La première appréciation des théories morales de Bradley est à chercher dans l’article de Sidgwick, Bradley’s Ethical studies, oublié dans Mind en 1876. ; the principles of logic (1883), Appearance and Reality (1893).Toutes ses œuvres maitresses ont été écrites avant 1900. Durant les vingt dernières années de sa vie, Bradley publie encore de nombreux articles dans les principales revues philosophiques anglaises. Cependant, ce n’est pas lui qui mène les idées. Il ne peut seulement qu’offrir quelques critiques touchant les positions des nouveaux venus. La fameuse réfutation de l’idéalisme de Moore (Mind., 1903), et les Principia Ethica du même auteur ( publiés également en 1903), ont sonné le glas du néo – hégélianisme anglais. Tout le courant de l’analyse logique est une réaction, ou mieux encore, une négation des grands systèmes critiques qui avaient triomphé en Grand Bretagne dans les vingt dernières années du XIX siècle. L’analyse logique est le Parnasse du romantisme néo- hégélien
Ethical Studies, à l’époque de leur publication, ont constitué elles aussi une réaction, mais alors contre l’utilitarisme régnant. C’est à la métaphysique que Bradley avait donné tous ses soins. Il part en guerre contre l’identification du bien et du plaisir, contre la sujétion au « démocratisme », le sentimentalisme humanitaire, la foi naïvement optimiste au progrès. Le côté positif de l’ouvrage peut être résumer en ces termes : sa structure est essentiellement la méthode dialectique hégéliennes ; on part d’un système irrecevable ; des critiques formulées émerge une nouvelle théorie ; mais celle-ci sera à nouveau critiquée, et le développement avancera grâce à ce balancement sans cesse repris du pour ou contre.
La thèse centrale est que la moralité doit être définie comme la réalisation de soi. De l’hédonisme, on passe à une reformulation de kantisme, où la réalisation invoquée s’identifie à l’activité de la volonté conçue comme forme pure. On abandonne ce formalisme vide au profit de l’organisme social, et que l’on se meut graduellement vers la Moralité Idéale, que nous allons préciser.
Lorsque j’ai compris que je ne saurai isoler mon moi, car je me vois partie d’un tout plus grand, j’en viens à définir le principe fondamentale de l’éthique de la manière suivante : « réalise toi comme un tout infini », ce qui peut également s’exprimer ainsi : « Réalise toi comme membre conscient de soi, d’un tout infini en réalisant ce tout en toi- même » (Ethical Studies, 80).
D’autre part, l’écart qui existe entre la perfection que je conçois et celle que je parviens à réaliser en moi, me fait prendre conscience d’une ouverture ou d’une visée vers l’idéal. Dès lors, la moralité apparaît comme coextensive à la réalisation de soi. Elle consiste dans l’affirmation que le soi s’explicite dans le monde objectif par la prise de conscience de la place que j’y occupe et des devoirs qu’elle comporte, d’une part, et d’autre part, dans l’idéal, par la perfection sociale ou personnelle (Ibid., 224- 5). Pour Brandley, le jugement moral ordinaire ne relève pas seulement de l’intelligence. D’une part en effet, il constitue une réaction de notre nature morale face à une situation donnée. Nous avons à choisir, et le choix que nous posons et de toute évidence l’élément qui doit retenir l’attention du moraliste. D’autre part, le jugement moral n’est pas seulement une perception, fut-elle d’ordre intuitif.
A l’inverse, pour l’hédonisme, le jugement moral est uniquement objet de perception. En effet, une situation concrète n’a pas de valeur en elle- même ; elle ne peut acquérir une telle valeur que si elle devient un moyen auquel nous recourons pour atteindre nos fins morales. Nos habitudes guident nos choix, bien que de manière aveugle et irrationnelle. Dès lors, le jugement moral perd sa portée universelle, car mœurs et coutumes ne sauraient constituer, même pour l’hédonisme, le critère suprême de la conduite moralement bonne.
Il n’existe pas de loi morale qui soit absolue. Nous prenons conscience des exceptions lorsque nous nous trouvons en proie à un conflit de devoirs. Et l’on se voit ramené à la Moralité Idéal dont nous avons esquissé la teneur.
– Indiquons maintenant en quelques mots, la position de Bosanquet en regard de celle de son maitre Bradley.
Bosanquet est le plus fidèle disciple de Bradley. Ses travaux les plus importants ont porté sur la philosophie hégélienne, l’esthétique et la logique. Mais ses contributions d’ordre moral, ne sont pas pour autant négligeables. L’article Life and Philosophy (B.Bonsaquet, Life of Philosophy, in Cantemporary Britush Philosophy, 1er série, 1924, 49-74), est une manière d’itinéraire spirituel, d’autobiographie philosophique. En ce qui concerne la morale,, Bosanquet note qu’on ne saurait fonder ni définir la liberté à partir de quelques recettes simples : il faut, en réalité, équiper l’individu de telle sorte, qu’il puisse répondre avec d’infinies nuances aux situations infiniment variées auxquelles il devra faire face. Par suite, qu’il s’agisse de liberté morale, ou de liberté d’action et d’expression, la condition et le critère résident dans la participation au tout, dans l’union avec ce qui seul permet à l’esprit fini de devenir ce qu’il doit devenir au sein de la totalité.
Quelle est donc, dans une telle perspective, poursuit Bosanquet, la véritable méthode d’autodétermination morale, dans laquelle la liberté trouve sa réalisation ? Elle consiste à appliquer, de façon souvent instinctive et inconsciente, le critère qui vient d’être mentionné. On peut la résumer en une seule formule : « Etre à la mesure des circonstances ». Cela veut dire qu’il s’agit de réaliser la conscience organisée ou tradition de soi comme tout, sous forme d’actions qui portent sur des problèmes pratiques, d’une façon analogue à celle à laquelle une saine théorie soumet des problèmes spéculatifs. En d’autres termes, il s’agit en morale, de réaliser la plus grande valeur possible, tout comme, dans le domaine spéculatif, il s’agit d’atteindre à la plus grande vérité.
Le bien s’identifie au caractère soigneusement formé, habile et enthousiaste à réaliser le moi idéal qui est le tout. L’expérience est la révélation du monde des valeurs. Elle s’appuie constamment sur une donnée idéale, c’est-à-dire que la satisfaction que nous éprouvons tout au long de notre vie, et quelles qu’en soient les formes, à nous élever au dessus du domaine de la contradiction.