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Le Rétroviseur #1 : Hommage à Michel Serres, philosophe de l’émerveillement

L’oeil du Philosophe Emmanuel Leclercq

Michel Serres, philosophe de l’émerveillement

Depuis samedi, de grands éloges ne cessent de pleuvoir sur Michel Serres, cet immense penseur et fastueuse plume, qui était, pour reprendre les mots du député Cédric Villani,« cet infatigable bâtisseur des ponts entre disciplines ».

Michel Serres est ce philosophe de l’émerveillement. Il s’émerveillait et invitait l’homme à faire de même: il aimait à rappeler que « nous sommes si nombreux à nous contenter d’avancer un pied devant l’autre, sans même nous étonner de ce petit miracle matinal ». Son regard malicieux cachait ce qui au plus profond de lui même le faisait souffrir: ce monde où tout le monde marche sans s’arrêter, voit sans regarder, entend sans écouter: « c’est tellement rare c’est tellement improbable c’est tellement miraculeux que c’est peut être la civilisation et la culture: Rencontrer quelqu’un qui écoute ». Serres est celui qui n’a cessé d’écouter le monde, de l’interroger pour le comprendre, et de le comprendre pour continuellement l’interroger. Il l’a questionné afin qu’il questionne l’homme. Amoureux du monde a fait de la pensée sa richesse et son ancrage. Le monde avance, mais la pensée est toujours là, fidèle à elle même: elle avance avec le monde, mais c’est avant tout elle qui fait avancer le monde. Il a été un visionnaire du monde; il avait en effet prédit que le progrès technique non maitrisé par l’homme conduirait à sa chute. Si la technique prend le pas sur l’homme alors ce dernier sera déstabilisé et fera du monde un champ technique qui le perdra: « Nous avons construit un monde où l’intelligence est la première des facultés, où la science et la technique nous tirent en avant et nous chutons en produisant plus de misères, de famines et de maladie ». Michel Serres est ce rayon de lumière de pensée traversant le monde parfois ténébreux pour éclairer la beauté du monde, rappelant ainsi que nous en sommes les acteurs.

Cet amoureux des mots nous a montré qu’un mot a un sens, qu’un sens a une force, et qu’une force à un pouvoir, d’où le pouvoir des mots. Il s’émerveillait des mots car ce sont eux qui ont un pouvoir sur l’homme et non l’homme un pouvoir sur les mots. Le mot c’est une culture. L’académicien rappelait souvent que la culture d’une personne « se définit par ses lacunes ». Cet héritier de Socrate pour qui « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » nous ramène à notre propre vulnérabilité. L’intelligence ce n’est pas de savoir, mais de reconnaitre son ignorance.

« Philosopher c’est apprendre à mourrir » ne cessait de rappeler Montaigne. Montaigne nous enseigne que la finitude est une composante irréductible de la vie: chacun de nous est mortel. Mais cette expérience de l’inéluctabilité de la mort ne doit pas désespérer l’homme. Apprendre à mourir est la première étape. D’une certaine manière Michel Serres nous a pris par la main pour nous lancer la route cette première étape de l’apprentissage de la mort en ne cessant jamais de de philosopher. Il a finalement lui même appris à mourrir petit à petit. Il nous invite à rester sur ce chemin même s’il est irrémédiable. Il restera pour nous ce Sage qui a toujours affirmé ce qu’il pensait et pensait ce qu’il disait. Il faisait jongler les mots avec une telle aisance et maitrise qu’il déstabilisait parfois son auditoire: L’approche des Politiques a en été la preuve! Ils lui ont proposé quelques mandatures qu’il a toujours refusé, faisait remarquer qu’il voulait faire de la philosophie politique à la fin de sa vie et non comme ses confrères, dès le début.

Alors Michel Serres a t-il fait de la politique avant de mourir? Il ne l’a pas fait avant de mourir mais tout au long de sa vie. Il’a fait à sa manière dans le sens de « polis », à savoir « servir la cité »; il l’a servi en servant la pensée, plus noble témoignage rendu à la vie. La vie l’a sauvé, le temps la préservé. Son passage terrestre en est un authentique témoignage.

Cet amoureux de la Sagesse a fait de sa vie un émerveillement continuel au service de la cité. Il ne s’est pas émerveillé du monde par ses richesses, Il s’est émerveillé du monde dans le sens où il avait pris conscience que le monde est cet oasis qui s’offre à l’homme dès sa naissance. Dès son arrivée sur Terre l’homme est « jeté au monde » pour reprendre Heidegger. La vie terrestre n’est qu’un passage entre la naissance et la mort. A nous d’en prendre les responsabilités et de faire de la vie un champs d’action contre le relativisme et autre courant emprisonnant, aimait à rappeler le philosophe. L’homme est fait pour penser le monde afin de mieux vivre. C’est ce que nous a offert Michel Serres en invitant l’homme à ne pas rejeter le monde, à ne pas se contenter de ses faiblesses, mais au contraire à partir d’elles pour en faire une fondement et une force.

Tout sa vie a convergé vers cette ultime rendez vous de la pensée qui finalement est celui de ne plus penser ou de penser différemment: la mort. La mort n’est qu’un passage d’une pensée à une autre; la mort n’est qu’un pont qui relie une rive à l’autre. Michel Serres, ce bâtisseur de ponts a traversé samedi soir la rive de la parole pour atteindre la rive du silence, lieu de l’écoute si cher à son coeur. Son coeur s’est arrêté, pour aller écouter battre celui du monde.

Merci Michel Serres pour votre émerveillement, merci pour votre pensée – immortelle comme vous l’étiez – gravée sur le marbre de l’Histoire dont nous sommes maintenant les héritiers.

Emmanuel Leclercq

Philosophe-Essayiste

Président-fondateur du Cercle de pensée « Devenir pour Agir »

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