Rétroviseur

Le Rétroviseur #5 : La force de l’Engagement

L’œil du Philosophe Emmanuel Leclercq

A l’heure où la France est en deuil, et s’apprête à rendre hommage aux Treize militaires tués accidentellement au Mali, nous ne pouvons nous empêcher de porter un regard triste mais aussi admiratif sur le don de leur vie, fondé sur un engagement vrai et authentique. Face aux tragédies répétées de l’Histoire, la question de l’engagement se pose à toutes celles et ceux dont la conscience ne s’est pas transformée en calculatrice ou en poste de télévision.

La notion d’engagement renvoie à de multiples significations, apparemment très éloignées : deux personnes qui s’engagent l’une envers l’autre, un « chanteur engagé », un automobiliste qui s’engage à un carrefour, un militaire qui s’est engagé pour dix ans, un intellectuel qui s’engage pour une noble cause, un entrepreneur qui s’engage à respecter tel délai dans une construction.

Ce qui lie ces exemples, c’est que dans tous on s’engage soi-même : on ne parle pas d’engagement lorsque qu’on engage quelque chose ou quelqu’un d’autre. Si l’origine du mot a ici un sens, l’engagement est le fait de « donner en gage » ; m’engager signifie donc « me donner moi-même en gage ». Plus précisément, c’est prendre une décision libre et au moins un peu risquée pour moi-même (les risques pouvant être de natures très différentes d’un engagement à l’autre), et surtout être prêt à en assumer moi-même les conséquences. S’engager, c’est par conséquent prendre une responsabilité qu’on n’était pas obligé de prendre. L’engagement repose donc sur la liberté, le plus souvent individuelle ; on peut éventuellement admettre l’idée d’un engagement collectif : on dit parfois qu’un peuple s’engage sur la voie de la démocratie, ou qu’une association s’engage à défendre tel groupe de personnes.Pour comprendre ce en quoi consiste le fait de s’engager soi-même, et surtout en quoi les différents types d’engagement se distinguent les uns des autres, il peut être intéressant de s’interroger sur les risques que prend celui qui s’engage. Que gage celui qui s’engage ? Qu’a-t-il à perdre dans le fait de s’engager ? Ou plutôt, que signifie exactement le fait que ce qu’il gage, et donc en un sens ce qu’il a à perdre, c’est lui-même ? Un rapide retour aux exemples donnés plus haut montre la grande diversité des risques, des « gages » liés respectivement à ces engagements. Ce qu’ont à perdre deux personnes s’engageant l’une envers l’autre, c’est au moins, sauf exception, la possibilité de s’engager avec une autre personne. Le « chanteur engagé » ne risque finalement de perdre que des « fans » qui ne se reconnaîtraient pas dans son engagement, et encore. L’automobiliste risque l’accident, pour lui et pour les autres. Le militaire engagé (par opposition aux anciens « appelés ») perd la possibilité, pendant un certain temps, d’avoir une autre profession. L’intellectuel qui s’engage pour une cause prend au moins un « risque intellectuel » : celui de se tromper, c’est-à-dire celui de se rendre compte plus tard que cette cause ne valait pas d’être défendue,

ou même valait d’être combattue (par exemple le stalinisme). Quant à l’entrepreneur, il risque normalement une certaine somme d’argent s’il ne respecte pas le délai prévu. Le problème de ce qu’on appelle « l’art engagé » mérite sans doute un traitement spécifique, car il engage, précisément, toute une conception de l’art : à l’opposé de « l’art pour l’art », par lequel l’artiste ne cherche à exprimer que des idées artistiques (une certaine conception de la beauté par exemple), l’art engagé considère l’art comme le moyen (ce qui n’empêche pas qu’il soit aussi une fin en soi) d’exprimer des idées qui ne relèvent pas de l’art en lui-même, notamment d’idées politiques. Le théâtre de Sartre, la poésie d’Aragon en sont de bons exemples.

Après ce rapide tour d’horizon des différentes formes d’engagement, restent donc les questions : faut-il s’engager, et si oui à quoi ou pour quoi ? Indépendamment des engagements auxquels on ne peut échapper comme celui de l’automobiliste, à propos desquels, hormis la prudence, il n’y a guère à recommander, l’engagement pose le problème de la morale et du rapport aux autres : ne vais-je m’engager que pour ce qui me concerne directement (défendre mes droits, mes intérêts) ou également pour l’idée que je me fais du bien commun, de l’intérêt général ? Mais peut-on s’engager de la deuxième manière sans y trouver quelque intérêt ? Au bout du compte, ne s’engage-t-on pas toujours pour soi-même ?

La question n’est pas de s’engager ou non, car à regarder de plus près nous sommes déjà engagés! « Engagement » désigne d’abord un état de fait. Le dictionnaire donne à ce sujet une image parlante, celle d’une roue dentée « engagée » dans un pignon. Nous sommes déjà engagés, en situation, ce qui veut dire que nous sommes de fait solidaires les uns des autres comme la roue et le pignon.

Or si nous sommes de fait engagés, de fait solidaires, nous préférons la plupart du temps échapper à nos responsabilités. Est-ce parce que cet engagement de fait ne nous laisse aucun choix, et nous réduit à un sentiment d’impuissance d’autant plus fort que nous avons l’impression d’assister, de plus en plus, en direct à l’Histoire par l’intermédiaire des images ?

Comment passer de cet engagement passif, subi, à un engagement actif ? Comment, au lieu d’être simplement engagé, puis-je m’engager ? En discernant pleinement et en assumant le paradoxe qui fait que je suis à la fois toujours déjà engagé dans une situation, et libre d’agir pour changer, à mon échelle, cette situation. Mon inaction m’engage autant que mon action. S’engager ici consiste à assumer les conséquences éthiques et politiques de mon être en situation.

Le sentiment d’impuissance se nourrit du fantasme de la toute-puissance. C’est à partir de la reconnaissance lucide de mes limites et de mon interdépendance avec les autres que je peux m’engager vraiment. Or cette prise de conscience demande une prise de recul, une réflexion qui me permette de dépasser le point de vue limité que m’impose ma situation. Cela constitue en soi une raison suffisante pour ne pas opposer trop simplement l’engagement politique à l’effort de « dégagement » que demande toute entreprise de réflexion critique et de libération à l’égard des limites de l’égocentrisme.

Enfin, l’engagement est aussi le fait de se lier par une promesse ou une convention. Et cela nous fait bien toucher le paradoxe d’une volonté qui ne peut gagner sa liberté que dans le fait de se lier elle-même à une tâche : sans quoi elle resterait à l’état de souhait ou de voeux pieux.

La question n’est donc pas de « s’engager ou non », mais d’assumer la responsabilité totale qui découle du fait que nous sommes déjà engagés, c’est-à-dire solidaires de toute l’humanité passée, présente et à venir.

Telle est la force de l’Engagement.

 

Emmanuel Leclercq

Philosophe – Essayiste

Président – Fondateur du Cercle

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