Articles universitaires

Ricoeur, Lecteur d’Aristote

Emmanuel Leclercq.

Jeudi 20 février 2017.

École doctorale.

Lyon III.

 

Commentaire de l’Interlude Soi-même comme un autrede Paul Ricœur, lecteur d’Aristote.

 

 

Pourquoi se situe-t-il à cet endroit dans l’ouvrage. (avant le chapitre sur la sagesse pratique). Quel est son statut ? Sa portée ? Comment Ricœur relit-il la tragédie de Créon et Antigone eut égard à sa conception de l’éthique.

 

Introduction.

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur présente sa théorie non philosophique de la tragédie et ensuite l’interprétation d’Antigone de Sophocle selon cette nouvelle théorie. D’abord selon Ricœur  et à la suite de Platon, la tragédie est l’œuvre de l’individualité des actants qui sont toujours au service des figures divines déterminant leur destin. Il examine l’irruption du tragique en disant qu’elle doit son caractère regrettable à la dimension non philosophique qui comprend les puissances mythiques opposées intensifiant les conflits des rôles, le mélange incompréhensible de forces du destin et de choix délibérés, en plus de l’effet purifiant exercé par le spectacle à travers les émotions engendrées.

En outre, Ricœur analyse l’élément de la sagesse dans le genre tragique en identifiant la sagesse tragique et la sagesse pratique qui sont éloignées avec le déroulement de l’action. Alors il constate en refusant d’apporter « une « solution » aux conflits, la tragédie condamne l’homme de la praxis à réorienter l’action dans le sens d’une sagesse pratique en situation qui réponde le mieux à la sagesse tragique ».

Cette affirmation conduit à la catharsis, que Ricœur définit comme la purification conforme aux arrière-fonds de l’action. Ensuite, l’auteur renvoie à la théorie tragique de Hegel en disant que la catharsis fonctionne aussi comme la voie transitionnelle vers la conviction tragique dans la vie morale.

 

  1. I.                   Présentation  et explication de la Tragédie d’Antigone.

 

En ce qui concerne Antigone, Ricœur croit que la pièce fait comprendre le caractère inéluctable du conflit dans la vie morale. Elle désigne une sagesse tragique et c’est la raison pour laquelle il affirme qu’Antigone peut encore nous enseigner ; elle touche au « fond agonistique de l’épreuve humaine », où  se trouvent les oppositions fondamentales selon Steiner. La reconnaissance de soi est seulement possible à travers ces conflits constants. Pour Ricœur, au niveau des personnages individuels de la pièce, Antigone personnifie la souffrance : la solitude domine son existence, surtout la fin, comme elle y est sans concitoyens, sans mari, sans enfant, sans ami et sans l’aide des divins. Quant à Créon, Ricœur, considère que son retournement tardif fait de lui le héros qui apprend trop tard. Ricœur examine enfin le rôle du chœur dans la pièce en découvrant que face au désastre, le chœur oscille entre les deux côtés rivaux, mais incline du côté de Hémon et de Tirésias.

 

 

Voilà une présentation rapide de cet interlude sur lequel je vais maintenant m’arrêter, afin non seulement de l’approfondir, mais aussi afin de montrer et d’expliciter comment Ricœur actualise, grâce à son concept de Sagesse pratique, le message  fondamental de l’éthique aristotélicienne. Nous partirons pour cela de l’importance que Ricœur attribue à la formation de la conscience par relation à la norme universelle et nous questionnerons, en recourant à la tragédie d’Antigone, l’application purement déontologique de la norme. Si pour l’éthique pratique contemporaine, l’héritage kantien de l’impératif catégorique est irréfutable, c’est le conflit provoquée par le trajet descendant de l’éthique, celui de la norme à la situation concrète, qui requiert une sagesse pratique, de type aristotélicien, qui sache inventer les conduites qui, tout en trahissant le moins possible la norme, sont capables de reconnaître le caractère irremplaçable de la personne singulière.

Tout d’abord Ricœur prête une attention toute particulière au rôle toujours joué par la norme universelle et contraignante dans la configuration de l’identité humaine. C’est notamment dans l’œuvre Soi-Même comme un autre[1], ou dans le Juste[2], que ses analyses sont centrées sur la dimension éthique, narrative et institutionnelles de la formation de notre identité personnelle. L’accent y est mis sur la capacité qu’à l’homme de s’inscrire dans l’espace public des règles et des normes communes. Donc, sur sa capacité d’entrer dans le cercle de la reconnaissance de la liberté de l’autre, phénomène qui implique la réciprocité et aussi la valeur des institutions dans l’aventure de concrétisation du désir humain de bonheur.

Ayant dédié sa philosophie à la pensée de l’homme réel, toujours déjà lancé dans le monde temporel de l’interaction, tant pour une rationalité capable de dire « le désir d’une vie bonne avec des autres dans des institutions justes », que pour les conflits éthiques qui ourdissent la condition plurielle de l’homme, que Ricœur travaille à sa philosophie éthique. Héritier de la tradition réflexive et de son exigence de rigueur, profondément influencé par la phénoménologie, dans son anthropologie du vécu temporel, Ricœur est marqué dans sa tournure philosophique, par la vertu du conflit (ontologique et éthique). La nouvelle rationalité doit se situer, dans une position médiatrice entre désir et norme, prenant alors clairement ses distances vis-à-vis de la rationalité abstraite et solipsiste des philosophies du Cogito. C’est pour cette raison que la relation de la conscience à la norme universelle et contraignante, autrement dit aux principes du permis et du défendu, devient un noyau déterminant des réflexions éthiques de Ricœur.

Mais il faut cependant ajouter que Ricœur ne veut pas partir, à la manière de Kant, d’une opposition frontale entre la loi (immuable, contraignante et universelle), et la conscience quotidienne désirante, donc considérée comme variable, circonstancielle, passionnelle et éminemment subjective[3]. Ce Type de dialectique consacre d’après Ricœur :

–         Ou bien une morale de l’obligation, purement formelle, qui oublie l’enracinement de l’éthique dans la praxis, parce qu’elle ne valorise que le rôle de la norme et ne prête aucune attention aux situations affectives et concrètes de l’agir (tel est le cas des morales déontologiques).

–         Ou bien, à l’inverse, une casuistique, pure, qui rend relatif le rôle de toutes les règles. Ricœur sait que ces deux modèles gouvernent le panorama éthique contemporain et il veut, au contraire « construire un modèle plausible de corrélation entre les termes d’une alternative »[4], qu’il considère profondément ruineuse, parfois même tragique.

 

Afin de nous éclairer sur les effets nocifs du manque de médiation entre norme universelle et casuistique de l’affectivité, Ricœur recourt à l’histoire de l’humanité elle-même et attire notre attention sur le tragique de l’action, exemplifié de façon dramatique par l’Antigone de Sophocle :

 

« Afin de restituer au conflit la place que toutes les analyses conduites jusqu’ici ont évité de lui accorder, il nous a paru approprié de faire entendre une autre voix que celle de la philosophie (même morale ou pratique), une des voix de la non-philosophie : celle de la tragédie grecque. De cette irruption intempestive, nous attendons le choc susceptible d’éveiller notre méfiance à l’encontre non seulement des illusions du cœur, mais aussi des illusions nées de l’hubris de la raison pratique elle-même »[5].

 

Cette tragédie est bien l’exemple vivant des excès provoqués par le conflit entre la rigidité de la norme et l’inflexibilité dans la transgression :

 

« Si effectivement, j’ai choisi Antigone,  c’est parce que cette tragédie dit quelque chose d’unique en ce qui concerne le caractère irréductible du conflit dans la vie morale et, en outre, esquisse une sagesse, la sagesse tragique dont parlait Jaspers, capable de nous orienter dans les conflits. Si la tragédie d’Antigone peut encore nous servir d’enseignement, c’est parce que le propre contenu du conflit (en dépit du caractère perdu et non répétable du fond mythique dont il émerge et de l’environnement festif qui entoure la célébration du spectacle), a conservé une permanence ineffaçable »[6].

 

Interrogeons-nous par la question suivante : quelle est la raison pour laquelle le drame d’Antigone nous émeut-il aujourd’hui. Est-il, ou non, un témoignage historique de l’inviolable dignité humaine, quand bien même Polynice est réduit à l’état de cadavre ? Il est important pour être à même de mieux comprendre, de se rappeler brièvement l’histoire : La jeune Antigone se refuse dans la tragédie de Sophocle du même nom, à laisser le corps de son frère Polynice, accusé de traitre par Créon, être réduit à pâture pour chiens et oiseaux. Elle réclame ainsi, de par son action même et en mettant en risque sa vie, une sépulture pour son frère, ce qui veut dire qu’elle agit dans le but de certifier et d’honorer l’appartenance fondamentale de son frère mort à la communauté humaine, celle qui est caractérisée par les rites de sépulture et les symboles qui assurent l’inviolable dignité de l’humain, même réduit à l’état de cadavre.

La question est donc celle-ci : en quoi Antigone a-t-elle toujours aujourd’hui une valeur éthique qui puisse faire réfléchir les philosophes de l’éthique ? Et quel est son message fondamental ? Selon Ricœur, la dite tragédie touche le fond agonistique de l’épreuve humaine,

 

« où s’affrontent, interminablement, l’homme et la femme, la vieillesse et la jeunesse, la société et l’individu, les vivants et les morts, l’humain et le divin »[7].

 

Par son intermédiaire, nous faisons effectivement, le dur apprentissage de la condition finie, celle du choix et du conflit, et c’est encore grâce à elle que nous sommes amenés à réfléchir dans le but de refuser le caractère non négociable des conflits axiologiques. Ricœur sait bien que la tragédie, en tant que poésie, ne procède pas conceptuellement. C’est la succession des Odes lyriques du cœur et les paroles de Hémon et de Tirésias, qui produisent une conversion du regard que l’éthique devra développer dans son propre discours. En effet, ce qui se passe chez Antigone, c’est que lorsqu’elle invoque les lois non écrites pour fonder sa conviction intime, celle de donner sépulture à son frère, elle a dénoncé quelque chose que la plupart du temps nous oublions : le caractère inviolable de la dignité humaine et la nature humaine, trop humaine, de toute l’institution. C’est quand même l’environnement institutionnel qui assure les conditions de la dignité.

Antigone a donc dénoncé, par sa mort tragique, les limites du légalisme, c’est-à-dire, celle des normes trop rigides qui ne permettent pas que l’agent moral soit irrigué par le vœu de répondre à une attente, voir à une requête venue d’autrui. Elle a donc exemplifié l’urgence d’une sagesse du jugement en situation.

 

  1. II.                 Commentaires de l’explication.

 

Un appel à

 

« to phronien »,

c’est-à-dire un appel

« à bien délibérer traverse obstinément la pièce »[8].

 

D’où l’importance inaliénable de l’éthique d’Aristote dans ce trajet de la norme de la délibération. En effet, mettant en scène les conflits insolubles de la condition humaine, la tragédie,

« après avoir désorienté le regard, condamne l’homme de la praxis à réorienter l’action de ses propres risques et fais, dans le sens d’une sagesse pratique en situation qui réponde le mieux à la sagesse tragique »[9].

 

C’est donc la place inévitable du conflit dans la vie morale que Ricœur veut penser avec sa sagesse pratique en faisant constamment recours à la prudence d’Aristote.

Retenons donc : si en effet les normes sont nécessaires et accompagnent la formation de la conscience,  et dans ce sens, Ricœur est kantien : si elles

 

« apellent pour vis-à-vis un être capable d’entrer dans un ordre symbolique pratique, c’est-à-dire de reconnaître dans les normes une prétention légitime à régler les conduites »[10].

 

Elles n’existent pas pour leur propre gloire, mais pour être appliquées. Ce qui signifie qu’elles sont des schémas d’action et qu’elles deviennent trop rigides quand elles oublient la valeur du jugement en situation, propre d’une sagesse pratique, qui sache évaluer en détail et en termes de pluralité les tenants et les aboutissants d’un conflit éthique. Pour Ricœur, il faudra donc montrer de quelle manière les conflits suscités par le formalisme, étroitement lié au moment déontologique, nous reportent de la morale à l’éthique ; Mais à une éthique enrichie par le passage de la norme inscrite dans le jugement moral en situation[11].

De par ses réflexions sur Antigone, Ricœur nous mène donc à une longue méditation sur la place inévitable du conflit dans la vie morale et sur le rôle joué par les agents moraux, quand ils sont au service de grandeurs spirituelles qui les dépassent et qui sont, parfois, des sources de malheur. Particulièrement quand la norme est interprétée de façon tellement rigide qu’elle oublie l’altérité des personnes, inhérente à l’idée même de pluralité humaine, et la conviction sert de motif à une transgression presque fanatique.

Ce qui est donc en jeu, à partir du message qui nous a été laissé par la tragédie d’Antigone, c’est un appel à « bien délibérer » qui, comme nous le voyons, ne se résume pas à appliquer la norme, sans appel ni offense, et d’autant moins à la cristallisation dans la conviction ; En d’autres mots ici, sont en jeu les limites de l’éthique déontologique et de la casuistique pure. Ces deux types d’éthique s’affrontent, nous le savons dans le panorama contemporain. Mais ce qui est fondamentalement au cœur du débat, dans cette réflexion de Ricœur, c’est son héritage kantien, qui rappelons-le a consacré de façon absolue la morale déontologique ou moral de l’obligation et dont l’effet historique a dominé seulement la philosophie continentale, mais aussi le droit.

Kant, nous le savons, était fondamentalement préoccupé, à son époque, par le trajet de confirmation de l’universalité d’une norme morale, quelle qu’elle soit. C’est à cause de cela qu’il a oublié le problème des conflits dans l’application concrète des normes. Or, c’est dans ce second trajet, descendant de l’appréciation de la situation concrète par la norme, moment où les personnes en jeu, en situation, exigent d’être reconnues et non sacrifiées, qu’apparaît le conflit[12] que Kant n’a jamais reconnu. En effet, le problème éthique de Kant avait des racines fortement épistémologiques, d’où le fait que sa morale soit caractérisée par une stratégie d’épuration de la conscience humaine, c’est-à-dire par un processus de distanciation progressive des situations particulières, de façon à ce que l’on puisse atteindre la bonne volonté, sans conditions. Seule cette volonté est législatrice d’elle-même ou autonome, ce qui signifie qu’elle est celle qui sait se donner à elle-même la loi universelle, parce qu’elle a déjà réussi à se libérer de l’esclavage de désirs, de sentiments, et de penchants. D’où le célèbre impératif :

 

« Agis de telle sorte que la loi universelle soit la norme de ton action ».

 

Cependant il faut noter que malgré le côté critique de Ricœur, face à l’universalisme formel, il rend pleinement justice à Kant, en reconnaissant que le principe de l’autonomie a toute raison d’être : il apparaît, effectivement comme étant le seul moyen de résistance contre les pressions issues des inclinations somatiques de chacun, contre celle du monde de l’opinion et l’influence des autres. D’une certaine manière, il valorise Kant : en effet, au cours de la formation de l’identité humaine, la dimension des normes communes et des structures éthiques, qui guident les rapports intersubjectifs, est absolument indispensable. La morale kantienne peut et doit ainsi être considérée dans ses grandes lignes, comme une recension exacte de l’expérience morale commune, selon laquelle ne peuvent-être tenues pour obligatoires uniquement les maximes de l’action qui satisfont le teste de l’universalisation. Cependant Ricœur pense à la façon de Kant, qu’il n’est pas nécessaire d’apprécier le devoir comme ennemi du désir de bonheur, ni de réduire l’universalisation à la non-contradiction, présupposé qui domine le formalisme kantien, et qui nous donne une idée assez pauvre de la cohérence du système moral[13].

Afin de dépasser ce type de formalisme, et nous montrer que l’idée elle-même d’obligation morale prend ses racines, avant Kant, (dans le désir d’une vie heureuse, qui caractérisait déjà la conscience morale chez Aristote), Ricœur, effectue une méditation[14] sur la constitution éthique, dialogique et temporelle de la personne humaine. Et il découvre toute  une

 

« dialectique plus rapide de l’éthos, susceptible de fournir un fil conducteur dans l’exploration des autres couches de la constitutions de la personne ».

 

Il poursuit :

 

« Je propose la définition suivante de l’éthos : souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres, dans des institutions justes. Ces trois termes me paraissent également important pour la constitution éthique de la personne (…) Souhait d’une vie accomplie : en inscrivant ainsi l’éthique dans la profondeur du désir, on souligne son caractère de souhait, d’optatif, antérieur à tout impératif »[15].

 

Par le biais de cette réflexion, Ricœur, cherche encore à identifier les niveaux de la norme et de la transgression qui sont simultanément présents dans l’émergence de la conscience et de l’interaction humaine. Le but poursuivi est celui de nous faire comprendre, comme la conscience morale qui, justement, représente la différence entre l’homme concret, l’animal et le robot, naît (avant toute relation avec la norme), dans la lignée aristotélicienne, du désir de vie heureuse avec d’autres dans des institutions justes :

 

« La formule complète serait : Ah puissè-je vivre bien sous l’horizon d’une vie accomplie, et, en ce sens, heureux ! L’élément éthique de ce désir ou vœux peut-être exprimé par la notion d’estime de soi »[16]

 

Sans cette dimension de l’estime de soi, une quelconque éthique est impossible, et Ricœur nous prévient encore : l’estime de soi, dont il s’agit ici, n’a rien d’égoïsme ou de solipsisme, étant donné que le terme « soi » est utilisé pour éviter toute réduction à une « je » centré sur lui-même[17]. Il correspond, au contraire, à l’élément réflexif de toutes les personnes grammaticales, outre le fait que l’estime de soi n’est rien sans l’intimation éthique plus profonde, celle de la réciprocité ou de la reconnaissance de l’autre :

 

« L’autre, mon semblable, tel est le vote de l’éthique en ce qui concerne la relation de l’estime de soi et la sollicitude »[18].

 

C’est bien dans l’amitié que la ressemblance et la reconnaissance se réalisent le mieux, mais il ne faut pas oublier qu’il existe aussi une figure de l’autre, celui que je rencontre aussi mais qui n’est pas mon ami. Il s’agit du tiers, celui auquel je fais face au sein des institutions :

 

« la personne qui est en face, sans visage, le tout à chacun d’une distribution juste »[19].

 

L’autre impliqué dans l’éthos, est toujours double, l’ami est le « tout à chacun » de  l’idée de justice. J’évoque ici, nous dit Ricœur,

 

« L’analyse aristotélicienne de la justice qui se prolonge jusqu’aux traités médiévaux (…). C’est à ce problème de la justice dans un partage inégal que s’applique exactement l’idée de justice distributive depuis Aristote »[20].

 

Ainsi, toute la conscience est absolument solidaire de l’apparition de l’autre et la loi qui existe pour être appliquée, mais qui, pour l’être, exige dans la lignée de la prudence aristotélicienne, sa traduction dans la situation singulière de sa concrétisation. La triple constitution de l’éthos, attention prêtée à soi-même, attention prêtée à l’autre et à l’institution, me montre en effet que le désir éthique d’une vie heureuse, lui-même sans l’institution ni la loi, se désagrège, se réduit à un désir illusoire, étant donné que le mal et la violence existe effectivement. Cependant, on doit montrer à Kant que la loi a toujours des bords peu clairs, qu’elle n’est rien en elle-même, c’est-à-dire sans la médiation de la situation qui réclame justice. Autrement dit Ricœur, est d’accord avec les intuitions de Kant, en ce qui concerne la dimension universelle et contraignante des normes, mais il n’oublie toutefois pas non plus les enseignements d’Antigone : (nouvelle orientation du regard éthique en vue d’une conciliation par le renoncement, par le pardon, par la reconnaissance)[21]. Et, étant fidèle à son grand Maitre Gabriel Marcel, il oppose à Kant cette maxime :

 

« C’est à l’autre que je veux être fidèle »[22].

 

Il pose la question : les personnes seraient-elles vraiment reconnues quand le respect se dirige seulement et fondamentalement à la loi ? C’est de ce doute que dérive son propos d’une corrélation herméneutique et délibérative entre la loi et conscience, appelé sagesse pratique. La sagesse pratique, nous dit Ricœur, peut dans ses conditions donner la priorité au respect des personnes, au nom de la sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable[23]. En effet, elle sait que l’attitude à adopter pour chaque cas, n’est pas prescrite au préalable, par une règle quelconque, d’où le fait de devoir être prudent ou attentif à la spécificité du cas.

 

  1. III.              Ricœur, Lecteur d’Aristote.

 

Ici s’annonce tout le sens de l’effet historique de l’éthique d’Aristote, philosophe auquel Ricœur se réfère dans ces termes :

 

« La première grande leçon d’Aristote, que nous retenons, réside dans le fait qu’il ait cherché dans la praxis la racine de la « vie bonne ». La seconde a été le fait d’avoir tenté d’ériger la téléologie interne à la praxis en principe structurant de la visée de la vie bonne. »[24]

 

C’est chez lui que l’on trouve un discours structuré sur la praxis qui fait cruellement défaut chez Kant. Tout repose sur le concept de Prohairesis, capacité de préférence raisonnable.

C’est de ce fait, cette capacité de préférence que Ricœur veut justement récupérer, même s’il ne renonce pas à Kant. D’où sa thèse fondamentale, autrement dit le vrai nœud de la sagesse pratique :

1)    Au cas de conflits, il faut premièrement passer du plan moral des normes au plan des convictions, de l’obligatoire à l’optatif de l’éthique (antérieure à la morale) et accepter d’agir en contexte d’incertitude ; en effet, il n’y a pas un savoir déductif des choses morales. Au contraire, il y aura toujours un conflit d’interprétations.

2)     Deuxièmement, devant ce conflit, la recherche du juste milieu, de la « mésotès aristotélicienne », paraît être de bon conseil. C’est que d’une manière générale,  les décisions morales les plus graves, consistent à tirer une ligne de partage entre le permis et le défendu dans des zones elles-mêmes moyennes, résistant à des dichotomies trop familières.

3)    Troisième trait de la sagesse pratique :

« L’arbitraire du jugement moral en situation est d’autant moindre que le décideur, a pris conseils des hommes et des femmes réputés, les plus compétents et les plus sages. La conviction qui scelle la décision bénéficie alors du caractère pluriel du débat. Le Phronimos n’est pas forcément l’homme seul.»[25]

 

La sagesse pratique dont Ricœur se réclame, dans la lignée d’Aristote,  a alors pour tâche principale de récupérer la pondération de la phronèsis, de façon à résoudre les conflits suscités par l’application purement formelle de la règle ; il lui incombe ainsi une tâche toute particulière : inventer les comportements qui satisfont au mieux l’exception qu’exige la sollicitude (pour la personne), tout en trahissant le moins possible la règle[26]. Dans ce cadre, la transgression ou exception à la règle, en faveur de la sollicitude pour les personnes et de l’attention aux situations particulières, n’est pas, comme nous le montre dès lors le cas du procès en Droit (Pour Ricœur, modèle d’une éthique appliquée), une aberration.

 

« Traiter l’autre simplement comme un moyen c’est, avant tout, commencer à le violenter »[27].

 

D’où le fait qu’appliquer une norme en droit soit une opération très complexe, laquelle exige, une interprétation qui exclut une logique mécanique du syllogisme pratique. En effet, la qualification elle-même d’un acte litigieux en Droit, implique toujours un travail herméneutique appliquée à la situation et à la norme. Le processus qui mène à ce qu’un cas soit placé sous une norme, suppose, avant tout, deux moments herméneutiques absolument reliés :

–         D’un côté, le mouvement de croissement des intrigues ou histoires vraisemblables qui sont à la base de la configuration du cas. Nous savons d’ailleurs, par le débat même des tribunaux, comme il est compliqué d’extraire un récit absolument vrai de l’opposition des récits proposés par les parties en litige.

–         De l’autre, du côté de la norme, il n’y a pas non plus un sens univoque, et cela veut signifier qu’il n’est pas toujours clair de savoir quelle est la norme qui s’applique à chaque cas.

 

De ce fait, l’application suppose toujours une double herméneutique : celle des faits et celle des normes, et le bon sens en situation apparaît au croisement de ces interprétations[28]. Argumentation et interprétation tissent d’ailleurs le processus qui conduit en Droit, à la décision. Et, ne l’oublions pas : l’idée d’une norme (loi), ne s’efface pas dans le bon sens en situation : au contraire, elle est enrichie et explicitée en en ce qui concerne ses contours peu clairs. On peut donc souligner que jamais, la sagesse pratique ne consisterait à transformer en règle, l’exception à la règle.

 

Conclusion.

 

La sagesse pratique, cultivée par le droit, se propose donc comme tâche, une interprétation et une argumentation qui vise le raisonnable, la délibération problématique, celle qui fait penser. La méthode, que Ricœur affectionne particulièrement, est d’un bout à l’autre, herméneutique et elle a comme rôle principal, celui d’établir des médiations, de construire l’analogue, en somme de traduire, de façon à proposer une décision. Elle est une application sous l’égide de la phronèsis aristotélicienne Et le niveau de conscience qui agit dans cette sagesse, constitutive du cade de toutes les éthiques appliquées, et selon Ricœur, celui de la conviction intime qui, après la méditation profonde,

 

« habite l’âme du juge ou du jury prononçant le jugement en équité »[29].

 

Autrement dit, apparaît ici, une sollicitude critique qui a déjà traversé la double épreuve des conditions morales du respect pour la norme et des conflits suscités par un tel respect. Face au tragique de l’action, la sagesse pratique sait qu’elle peut seulement toujours dire le mieux ou le moins mauvais, celui qui résulte d’un débat où les normes n’ont pas eu plus de poids que la sollicitude envers la personne. La sagesse pratique, consacrée par la création de nouvelles décisions face à des cas difficiles,

 

« élabore toujours des compromis fragiles au cours desquels on essaye de choisir bien moins entre le bien et le mal, entre le blanc et le noir, qu’entre le gris et le gris, ou, dans le cas hautement tragique, entre le mal et le pire »[30].

 

Tel est donc le mode dont Ricœur s’approprie, de mode critique, le double héritage d’Aristote et de Kant, en essayant de nous montrer que, sans la référence à la norme, en tant que point fixe et noyaux dur de l’éthique, noyau qui implique la position d’un sujet obligé à l’obligation, la conscience ne laisse jamais sans dangereux narcissisme et est incapable de mener une vie éthique authentique ; mais que, d’autre part, la norme considérée d’une point de vue purement formel, et contraignant est à l’origine de fondamentalisme tragique comme celui d’Antigone. Donc, la norme, doit apparaître comme « règne intermédiaire entre l’éthique antérieur et l’éthique postérieure ».

 

Ce qu’il faut comprendre, c’est que d’après Ricœur,  il y a un lien fort entre la tradition scolaire a occulté, (et qui peut ainsi joindre la phronèsis de l’éthique à Nicomaque), au concept de bonne volonté des Fondements de la métaphysique des mœurs et à celui de respect de la Critique de la Raison pratique : En effet, Ricœur découvre ce lien avec sa phénoménologie de l’homme capable : Développé dans Soi-même comme un autre, elle a pour tâche préparer

 

« Le terrain pour cette capacité proprement éthique, l’imputabilité, capacité à reconnaître comme l’auteur véritable de ses actes »[31].

 

En effet, l’idée d’imputabilité peut-être tour à tour associé au concept grec de préférence raisonnable et à l’idée kantienne d’obligation morale. Mais ce sont dans les éthiques appliquées, telles que le droit et l’éthique médicale, que Ricœur voit la vertu de la prudence être mise à l’épreuve de la pratique. Des deux côtés, il s’agit de passer des normes et des connaissances théoriques sur les normes, à une décision concrète en situation. Et c’est toujours dans le jugement singulier que cette application s’opère.

 

Terminons donc cette réflexion avec un texte dans lequel Ricœur dit son projet éthique, à partir d’un point de vue anthropologique :

 

« Je tiens beaucoup à cette avancée à partir d’un premier niveau où l’on répond à la question aristotélicienne : que signifie la poursuite de la vie bonne ? Vers un second niveau où l’on répond à la question kantienne : qu’est-ce qu’obéir au devoir ? Pour parvenir à un troisième niveau où l’on se demande : qu’est- ce que résoudre un problème éthico-pratique inédit ? C’est le problème de la sagesse pratique, que je rattache à l’herméneutique de l’application  sous l’égide de la phronèsis aristotélicienne »[32].

 

 

 


[1] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

[2] P. Ricœur., Le juste, Paris, Esprit, 1995.

[3] P. Ricœur., Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 209.

[4] P. Ricœur., Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 209.

[5] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 209

[6] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 283

[7] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 283

[8] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 287.

[9] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 288.

 

[10]
[11] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 317 – 318.

[12] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 307

[13] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 321.

[14] P. Ricœur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992.

[15] P. Ricœur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992. p. 204

[16] P. Ricœur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992. p. 204- 205.

[17] P. Ricœur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992. p. 205.

[18] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 205.

[19] P. Ricoeur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992. p. 206

[20] P. Ricoeur., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992. p. 206- 207.

[21] P. Ricoeur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 205.

 

[22] P. Ricoeur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 205.

 

 

[23] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 305.

 

[24] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 203.

 

 

[25] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 317- 318.

 

 

[26] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 305

[27] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 309

 

[28] P. Ricœur., La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Levy, 1995. p. 218

[29] P. Ricœur., La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Levy, 1995. p. 218.

[30] P. Ricœur., La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Levy, 1995. p. 220.

[31] P. Ricœur., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. p. 310

 

[32] P. Ricœur., La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Levy, 1995. p. 141 – 142.

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